PORTRAIT D'UN HARMONISATEUR JURIDIQUE

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C'est une langue belle à qui sait la défendre
Elle offre des trésors de richesse infinies
Des mots qui nous manquaient pour pouvoir nous comprendre
Et la force qu'il faut pour vivre en harmonie

Yves Duteil, « La langue de chez nous »

(Reproduit avec l'aimable autorisation des Éditions de l'Écritoire.)


Presque deux semaines après avoir passé un entretien d'embauche en vue d'un emploi au sein de la Section du Code civil, je recevais l'appel téléphonique qui allait changer notre vie, à Viviane et moi. C'était un des juristes de la section qui m'offrait un poste de juriste pour une durée d'un an. Je me souviendrai longtemps de cette fin d'après-midi. Du haut de ma fenêtre, j'ai remarqué les arbres du Plateau Mont-Royal qui se dénudaient un peu plus à chaque coup de vent. C'était la fin de l'été mais c'était surtout le début d'une aventure professionnelle prometteuse.

À court terme, je devais me transvaser dans la capitale nationale. Il me fallait trouver rapidement un appartement, m'implanter dans un nouveau quartier, dans un univers différent, dans un contexte étranger et réapprendre à vivre seul. En effet, Viviane et moi allions vivre à deux cents kilomètres de distance pour quelques semaines encore. Le temps qu'elle déniche un associé à qui confier sa clinique de dentiste et vende la maison.

À long terme, nous n'entrevoyions que du bonheur. Viviane viendrait me rejoindre à Ottawa, nous ferions l'acquisition d'une belle résidence et elle pourrait ouvrir une seconde clinique de dentiste. Nous avions retrouvé notre faculté de rêver, de nous projeter dans l'avenir, cet avenir que nous avions naguère placé sur un piédestal mais qui depuis trop longtemps avait été jeté hors de son socle, renversé par le putsch de nos agendas professionnels.

Ce soir-là, nous n'avons pas beaucoup parlé tant le discours de nos yeux s'étendait. Et les battements de mon cour le faisaient danser comme la flamme d'une chandelle. Et la connivence qui nous unissait était aussi exquise qu'un Château Latour bien vieilli.

Le lendemain, j'allais emprunter la 417 pour la première fois de ma jeune carrière. Rouler le long de cette ellipse asphaltée bordée de feuillus. Découvrir le diadème de lumière s'étendant à l'horizon au milieu de la nuit. Et, enfin, suivre le serpentin de route s'enfonçant dans la capitale.

Si j'ai ressenti une grande frustration lors de mes années de pratique privée, c'est bien celle de ne jamais approfondir les questions juridiques qui me traversaient l'esprit à la lecture des lois fédérales. Il fallait faire vite, le client attendait, celui de la partie adverse aussi, le compteur s'emballait et le cellulaire qui sonne et la procédure qu'il faut déposer à toute vitesse et l'injonction et bientôt, cela faisait cinq ans que j'étais avocat.

J'étais encore jeune, j'étais encore en santé et Viviane, qui avait elle-même traversé tempêtes et marées, me tenait toujours aussi fermement la main. Mais Claude, un vieux camarade de la fac de droit, venait de sombrer dans une profonde dépression. Et Bob, un autre copain, venait de faire installer un lit dans son bureau. Fallait-il que j'en arrive là pour me réveiller? C'était le moment ou jamais de donner un coup de barre à ma carrière.

Bien sûr, c'était plus facile à penser qu'à faire! Je n'avais pas encore trente ans que je me remettais déjà en question. Perdu dans les méandres de ma crise existentielle, je voyais soudainement tous les problèmes en même temps dans ma vie de jeune professionnel. Bien sûr, j'aurais aimé voir la lumière au bout du tunnel. Mais, dans l'état d'esprit où je me trouvais, je craignais qu'il s'agisse du phare d'une locomotive se dirigeant droit vers moi.

Une fois au bureau, toutefois, je me rappelle qu'une lumière a jailli dans mon esprit. C'est arrivé au moment où l'un de nos étudiants stagiaires m'a parlé du programme d'harmonisation du ministère de la Justice fédéral. Apparemment, le Ministère était à la recherche de juristes intéressés par le travail de recherche en vue d'une révision en profondeur du corpus législatif fédéral. Il s'agissait, en somme, d'actualiser celui-ci afin qu'il reflète les changements apportés au Code civil par le législateur québécois à l'occasion de la réforme de 1994.

Côté qualité de vie, l'option avait indéniablement de quoi séduire. Je quitterais un emploi fondamentalement précaire pour un autre où j'avais la possibilité d'obtenir un poste permanent. Je quitterais un horaire de travail composé de sept gros lundis pour un autre où il y aurait de la place pour un week-end. Je quitterais le tourbillon d'une carrière fondée sur le stress et retrouverais la quiétude de la recherche juridique. Et si, pour une fois, j'écoutais mon cour?

C'est alors que j'ai songé à quitter ma vie de praticien. Jamais je n'y avais retrouvé le plaisir que j'avais éprouvé lors de la rédaction de ma maîtrise portant sur les droits du vendeur impayé en droit civil québécois. J'avais exploré de belles questions juridiques et avais entrepris une recherche passionnante. Depuis, je n'avais pas pu vraiment me consacrer à l'analyse du droit pur. Voilà qu'une chance se présentait à moi. Et je n'avais pas l'intention de la rater.

Il m'était déjà arrivé, par le passé, d'aborder la problématique que constitue l'harmonisation des lois fédérales avec le droit civil. C'était au printemps 1994. Je sortais d'une séance de formation portant sur le nouveau Code civil du Québec. J'étais flanqué de mon maître de stage. Monsieur Gagné. Nom prédestiné pour un avocat plaideur terriblement efficace. Ce dernier avait la verve pétillante, cette façon bien caractéristique de parler tout en clignant des yeux et une intelligence fine. Nous nous dirigions d'un pas ferme à travers la foule qui flânait le long des corridors de la Plaza Alexis-Nihon. M. Gagné s'est alors tourné vers moi, l'oil mi-clos.

On a bien le temps d'aller manger un morceau avant la réunion de quinze heures, non?

Oh, moi, je vous suis! dis-je, candidement.

C'est bien, ça, mon garçon, a fait M. Gagné en déployant un rictus moqueur.

Après avoir traversé la rue Sainte-Catherine, j'ai remarqué la devanture d'un petit bistrot qui semblait être notre lieu de destination. Sur la marquise rouge coiffant l'entrée était écrit « À la soupe » en lettres d'or. M. Gagné a fait signe au serveur en claquant des doigts. Ce dernier nous a invités à prendre place à une petite table ronde située près d'une fenêtre, section fumeurs, puis a pris nos commandes. Un poulet basquaise, un filet de truite, une seule facture.

C'est tout un changement, surtout pour les municipalités.

Vous voulez parler de l'introduction des « priorités »?, demandai-je.

Je ne suis pas sûr comment les juges vont interpréter ça, a lancé M. Gagné en faisant une moue, deux colonnes de fumée bleuâtre sortant de ses narines. Je pense à ce qui risque d'arriver advenant la faillite d'un débiteur, a-t-il ajouté.

L'esprit aiguisé de mon maître de stage avait déjà identifié un problème conceptuel qui me laissait alors un peu pantois. J'ai sagement gardé le silence tandis que mon mentor réfléchissait en tirant de plus en plus fermement sur son petit bâton cancérigène. Discrètement, je reluquais les assiettes de nos voisins lorsque la voix de M. Gagné a soudainement retenti.

À mon avis, il risque d'y avoir un problème d'alignement entre le législateur fédéral et le législateur québécois, à un moment donné.

Oui, mais le Code civil du Québec, c'est la loi fondamentale de la province, non?, opinai-je avec un certain aplomb.

Tout à fait d'accord! a répliqué M. Gagné. Sauf que si les deux législateurs se mettent à utiliser des terminologies et des concepts distincts, on risque de se retrouver dans une drôle de situation pas drôle du tout.

Dans ma naïveté, je m'étais laissé aller à imaginer la quantité de litiges que provoquerait cette « drôle de situation ». Et je ne comprenais pas pourquoi cela pouvait représenter un problème. Après tout, plus il y a de litiges, plus il y a de clients potentiels, plus les affaires marcheront rondement au bureau, me disais-je. Mais mon maître de stage ne partageait pas cet avis. Pour lui, les droits de ses clients risquaient d'être remis en question et cela le tourmentait.

Il faut dire que Laurent, Barre et associés était une étude qui roulait sur l'or. Mais elle comptait également une mine d'or de savoir juridique en la personne de M. Lesage. Véritable patriarche de l'étude, portant une large moustache blanche et une légère paire de lunettes rectangulaires sur le bout du nez, M. Lesage en était à son jubilé d'argent professionnel. Spécialiste du droit civil, personne, surtout pas les aînés du bureau, n'hésitait à le consulter et son avis était invariablement suivi.

De retour au bureau, M. Gagné a repris la réflexion qu'il avait amorcée précédemment. Cette fois-ci, il a trouvé une oreille un peu plus aguerrie que la mienne en s'adressant à M. Lesage. Ce dernier écoutait son collègue lui faire part de ses craintes relativement aux transformations que venait de connaître le droit des sûretés.

Le législateur québécois abandonne les privilèges accordés aux municipalités pour leurs créances foncières, a commencé M. Gagné, ça risque de poser problème, ça.

Il leur accorde une priorité, a répliqué M. Lesage. En somme, le législateur leur simplifie les choses. Ils n'ont même plus à inscrire leur droit!

En matière de faillite et d'insolvabilité, a ajouté M. Gagné, ça risque d'être un peu moins simple.

Ah, ça, c'est sûr qu'ils vont frapper un noud parce les priorités ne sont probablement pas constitutives de droits réels. Les syndics ne les reconnaîtront plus comme créanciers garantis. Ça, ça risque d'être problématique.

Parce qu'en changeant le Code, il aurait fallu changer la Loi sur la faillite et l'insolvabilité.

Et les autres lois fédérales, a précisé M. Lesage. Mais, ça, c'est à l'autre Parlement de faire ça.

M. Lesage s'est contenté de sourire puis est retourné dans son bureau. J'ai poursuivi mon chemin en plaçant au fond de ma mémoire cette conversation fort éclairante sur l'interaction entre la législation fédérale et la législation provinciale. J'ignorais alors qu'elle allait m'être d'un grand secours quelques années plus tard.

« Ce que nous faisons est unique au monde! », m'avait lancé le directeur de la section lors de mon entrevue. En effet, il n'y avait pratiquement aucun précédent où un législateur avait entrepris la tâche d'harmoniser l'ensemble de son corpus législatif dans un contexte à la fois fédéral, bilingue et bijuridique. En revanche, comme il n'y avait aucun précédent, il avait fallu créer de toutes pièces une méthode de travail. Cette méthode faisait déjà l'objet d'un consensus au moment de mon arrivée à la section. Elle était consignée dans un document que m'a remis le directeur à la fin de mon entrevue.

J'ai pris connaissance de la méthode de travail sur le chemin du retour. Elle comportait tout un vocabulaire qu'il me faudrait apprivoiser. Ainsi, je consacrerais les prochaines semaines à débusquer les « unijuridismes », les « semi-bijuridismes », les « bijuridismes approximatifs » sans compter les exemples de « désuétude terminologique », de « doublet simple » de « doublet avec alinéas », de « terme neutre » et d'« incompatibilité conceptuelle ». J'avais l'impression de découvrir une nouvelle langue. Et, paradoxalement, le but de cette méthode était de rendre la loi compréhensible pour les Canadiens de toutes régions!

J'ai posé le document sur mes genoux et me suis mis à rêvasser. Ainsi, il ne serait plus question de passer M. Tartampion en entrevue mais de passer les dictionnaires juridiques en revue. Il ne serait plus question pour moi de rechercher des mauvais débiteurs mais d'identifier des problèmes d'harmonisation. Il ne serait plus question de préparer des propositions de règlement hors cour mais plutôt des propositions de modification législative. Je changeais carrément de métier!

Assigné à l'équipe du droit commercial, je devais procéder à la révision de la Loi sur la faillite et l'insolvabilité - rien de moins! Il s'agissait tout de même d'un curieux retour des choses. Me souvenant des savants échanges entre MM. Gagné et Lesage, je me suis trouvé en pays de connaissance lorsque j'ai lu les propositions de modification qui faisaient partie du premier projet de loi sur l'harmonisation. Il s'agissait, bien évidemment, de l'introduction du concept de priorité dans la définition de « créancier garanti ». Ceci allait enfin couper court aux débats judiciaires qui sévissaient encore à cette époque à ce sujet, notamment dans la célèbre affaire « Château d'Amos ». Et, aux premières heures de mon nouvel emploi, je n'ai pu que constater l'utilité indéniable du travail de la Section du Code civil.

En faisant une courte recherche historique, j'ai pu placer la Loi sur la faillite et l'insolvabilité dans son contexte et comprendre les enjeux que son harmonisation représentait. Largement inspirée de la loi britannique, ses principaux axes juridiques étaient issus de la common law. De plus, la réforme du Code civil, en 1994, l'avait plongée dans une certaine désuétude. D'où la nécessité d'arrimer la loi au port d'attache du droit civil québécois. À n'en point douter, j'avais devant moi une tâche colossale. Pour y arriver, j'ai passé au crible chacune des dispositions de la loi afin d'identifier quels étaient les problèmes terminologiques et conceptuels qu'elles soulevaient. Chacune! Et ce, en regard de tous les domaines du droit civil. Tous! Du droit de la famille aux sûretés, des successions au droit international privé, du droit corporatif à la publicité des droits. Sans compter la procédure. Un travail de moine. En fait, un travail de moine expert en droit de la faillite et en droit civil québécois!

Emporté par mon enthousiasme, je me suis lancé passionnément dans un travail de recherche afin de connaître l'intention du législateur pour chacune de ces dispositions. Je devais pour cela lire la doctrine pertinente, chercher dans les dictionnaires terminologiques, en anglais, en français, de droit civil, de common law, canadien, anglais, américain, français, consulter les banques de données informatiques du gouvernement du Canada, interroger Quicklaw, interroger le Code civil du Québec annoté interactif, consulter les autres publications annotant le Code civil du Québec de même que ceux annotant le Code civil du Bas Canada, vérifier dans le Canadian Abridgment, dans l'Annuaire de jurisprudence du Québec, feuilleter les dictionnaires généraux au besoin, lire les Commentaires du ministre de la justice du Québec au sujet de la réforme du Code civil accomplie par le législateur québécois en 1994, vérifier les solutions appliquées par le même législateur dans le cadre de son programme d'harmonisation des lois publiques avec le Code civil du Québec, consulter le Journal des débats, lire les travaux de recherche accomplis par les juristes de la section, consulter s'il y a lieu les documents de travail du ministère responsable d'administrer la loi, vérifier les autres lois fédérales, consulter l'Internet si besoin est, consulter les collègues de la section de même que le ministère responsable d'administrer la loi, consulter la communauté juridique, le Barreau du Québec, la Chambre des notaires, des professeurs universitaires, etc…

Les problèmes qui m'ont d'abord sauté aux yeux soulevaient des questions d'ordre terminologique. Bien entendu, le vocabulaire civiliste employé dans la loi appartenait, dans une bonne mesure, à une époque révolue. Ainsi, le mot « nantissement » ne correspondait à aucun mécanisme de sûreté en droit civil québécois depuis 1994. Mais il y avait également une quantité impressionnante de barbarismes, de faux-amis, de solécismes, d'anglicismes. Ces problèmes semblaient, en revanche, témoigner d'usages assez répandus mais néanmoins erronés de termes juridiques. Ainsi, on employait erronément le mot « charge » comme synonyme de « sûreté ». Il me fallait alors trouver des solutions qui tiennent compte de l'auditoire francophone de common law et de l'auditoire anglophone de droit civil.

Il m'arrivait parfois d'épuiser toutes les ressources qui étaient à ma disposition sans toutefois n'avoir pu réunir la moindre information concernant une disposition obscure de la loi. Obscure, sans doute, mais pouvant tout de même présenter des problèmes d'harmonisation. C'est qu'au fond, j'étais confronté à une abstraction complète. Du temps de ma pratique en cabinet privé, les questions que nous nous posions émanaient du problème bien concret que vivait le client. Or, en tant qu'harmonisateur, il me fallait réviser des dispositions qui, bien souvent, n'avaient suscité aucun litige. Je me devais, en somme, d'anticiper les litiges! Je me devais surtout, en fait, d'éviter qu'ils ne surviennent! Et pour les besoins de ma recherche, je me devais d'être à la fois juge et partie! Terrible dilemme.

Il m'arrivait aussi d'aborder des dispositions beaucoup plus litigieuses. Toute modification apportée à ces dernières risquait de causer de graves conséquences financières et juridiques. Aussi, était-il préférable de procéder à des consultations auprès de divers intervenants dont les commentaires seraient fort éclairants avant d'aller de l'avant. Ce qui était bien, du reste. Mais ce qui avait aussi pour effet de soustraire de ma charge de travail immédiate les problèmes d'harmonisation les plus concrets, les plus intéressants et les plus spectaculaires.

Lorsque enfin je présentais les résultats de mon travail, j'avais la terrible sensation que les quelques modifications législatives que je proposais ne rendaient pas justice aux milliers d'heures, aux dizaines de jours et aux quelques semaines de labeur que j'avais consacrés à l'analyse méticuleuse de dizaines de dispositions législatives, lesquelles pouvaient comporter jusqu'à une douzaine de concepts différents portant sur plusieurs domaines du droit civil. J'avais mis en ouvre le processus d'harmonisation avec vigueur et détermination, tel Guillaumet traversant les Andes, pour atteindre mon lieu de destination avec de simples modifications terminologiques ou portant sur des dispositions obscures. Si les engelures, les blessures et les cicatrices couvrant le corps de Guillaumet témoignaient de ses efforts pour arriver à son but, la majeure partie de mes efforts à moi demeuraient invisibles.

Mais je n'étais pas au bout de mes peines pour autant. Une fois notre premier projet de loi confectionné par la valeureuse équipe des services législatifs et déposé à la Chambre des communes, encore fallait-il qu'on l'adoptât. Soumis aux aléas de la vie politique, notre projet de loi, tel un embryon juridique, était à la merci de nos députés et sénateurs. Et, ce qui devait arriver finalement arriva, le destin inéluctable, le couperet de l'agenda parlementaire, la dissolution de la législature. Pauvres parents éplorés, nous nous sommes recueillis un moment devant la dépouille de notre enfant mort au feuilleton. Il nous fallait faire notre deuil du fruit de nos cerveaux avant même d'avoir pu le voir faire ses premiers pas dans les cours. Il nous fallait surtout reprendre le boulot, inexorablement, et maintenir le cap sans défaillir.

C'était exigeant, parfois épuisant, parfois décourageant mais j'y gagnais malgré tout. J'y gagnais parce que je devenais chaque jour meilleur juriste. J'avais la chance de participer à la résolution de problématiques complexes dont certaines faisaient l'objet de litiges. De plus, je disposais pour y arriver de toutes les ressources techniques auxquelles un chercheur peut rêver. Qui plus est, j'avais le privilège insigne d'ouvrer au sein même du processus parlementaire, source du corpus législatif national.

C'était exaltant, parfois troublant, souvent frustrant mais j'y gagnais en bout de ligne. J'y gagnais parce que j'avais l'opportunité de défendre la particularité du système juridique québécois fondé sur la détermination de la règle de droit par abstraction. J'avais également l'opportunité de m'ouvrir davantage à la particularité du système de common law fondé sur la détermination de la règle de droit par démarche empirique. Ce faisant, j'acquérais une solide expérience de travail dans les deux systèmes de droit privé les plus répandus au monde.

À cet égard, d'ailleurs, plus je discutais avec des praticiens chevronnés, d'éminents chercheurs ou des professeurs émérites, généralement lors de conférences, plus je me rendais compte de l'importance de mon travail en regard de la globalisation des marchés. Faisant ouvre de pionnier, travaillant à mettre en application un programme tout aussi souhaitable qu'inédit, dans le contexte d'un État fédéral, bilingue et bijuridique, je devenais moi-même une personne-ressource. Imperceptiblement, je tissais le manteau de réputation dans lequel j'allais un jour me draper.

Dans les mois qui ont suivi, la consultation de la communauté juridique sur les problèmes les plus complexes que comportait la Loi sur la faillite et l'insolvabilité a pris fin. Des esquisses de solutions commençaient à poindre à l'horizon. Mes efforts d'harmonisation se liaient maintenant à ceux du ministère responsable d'administrer la loi pour introduire de nouvelles politiques législatives. De telle sorte, d'ailleurs, qu'une fois parvenu à l'élaboration de modifications harmonisant la loi tout entière, celles-ci se sont retrouvées sur un projet de loi piloté, cette fois, par le ministère en question.

Avec un certain pincement au cour, j'ai appris qu'on venait de remettre entre les mains de nos députés et sénateurs le deuxième projet de loi auquel j'avais collaboré, un embryon législatif créé en partenariat avec une bonne partie de la communauté juridique, y compris le ministère responsable. J'avais déjà vécu un deuil, oui, mais on ne peut s'habituer à voir mourir son rejeton. Et les semaines passèrent. On passa à la première lecture, à la deuxième lecture, à l'étude en comité, à la troisième lecture. On transféra le dossier de la Chambre des communes au Sénat. On y suivit une procédure similaire. Une fois franchie chacune de ces étapes, je sentais le cour de notre enfant juridique qui tressaillait. Et le mien qui défaillait! Le suspense était aussi interminable qu'éprouvant.

Et un jour, mon coordonnateur a fait irruption dans mon bureau pour m'apprendre la naissance du projet de loi. Les larmes aux yeux, j'ai compris que les modifications d'harmonisation que nous avions élaborées avaient désormais force de loi. Par mon travail, par ma collaboration avec le ministère responsable, par nos consultations avec la communauté juridique, je venais de transformer le paysage juridique canadien de la faillite et de l'insolvabilité. Peu importe si je m'enflammais avec la fougue de mes trente ans, j'avais tout de même réussi à rencontrer mon objectif professionnel et, par le fait même, celui de la section. Je respirais l'air des montagnes!

Il fallait maintenant orienter mes efforts en fonction d'un nouvel objectif : expliquer les modifications législatives apportées à la Loi sur la faillite et l'insolvabilité à l'ensemble de la communauté juridique canadienne. Dans les mois qui ont suivi, j'ai dû prononcer des dizaines de conférences, répondre à des centaines de questions, faire connaître le programme d'harmonisation à des milliers de confrères et consours de profession. Le geste sûr, le verbe agile, l'éloquence savoureuse, je prenais un plaisir de plus en plus évident à parler d'harmonisation.

Un jour, au terme d'une de ces formations tenue à l'hôtel Intercontinental de Montréal, j'ai eu le plaisir de bavarder quelques moments avec mon ancien maître de stage, M. Gagné. Ce dernier avait toujours la verve pétillante, cette façon bien caractéristique de parler tout en clignant des yeux et l'intelligence fine. Nous avons bien évidemment parlé des modifications apportées à la définition de « créancier garanti ». Nous nous sommes souvenus de la conversation que nous avions eue sur le même sujet, il y avait déjà plus de sept années. Au terme de notre rencontre, M. Gagné est devenu un brin nostalgique.

Quand je pense qu'il n'y a pas longtemps, tu débarquais au bureau avec des habits trop grands pour toi et maintenant, te voilà sur une tribune, enseignant tel un maître l'harmonisation de la Loi sur la faillite et l'insolvabilité à nos confrères et consours.

Oh, M. Gagné, si vous saviez comme le chemin a parfois semblé périlleux.

Mais tu y es arrivé, François, tu y es arrivé. Et justement pour souligner ton accomplissement, j'ai un petit cadeau à t'offrir.

M. Gagné m'a alors tendu un paquet rectangulaire sobrement emballé d'un papier de couleur pourpre aux fines lignes dorées. Alors que je déchirais le papier d'emballage, M. Gagné m'a confié avoir récemment commencé à fabriquer son propre vin. Sur le coup, je n'ai pas compris pourquoi mon ancien maître de stage me parlait de son nouveau hobby. J'ai saisi l'allusion en ouvrant le paquet cadeau. Il s'agissait d'une bouteille de vin rouge. J'ai ensuite éclaté de rire en lisant l'étiquette que M. Gagné avait posée sur la bouteille. Doté d'un humour grinçant, ce dernier avait baptisé son vin la « Cuvée Château d'Amos ».

C'était le printemps à nouveau. Viviane s'était installée avec moi depuis quelques mois, déjà. Elle avait finalement réussi à ouvrir sa seconde clinique au centre-ville d'Ottawa. De mon côté, j'avais enfin obtenu ma permanence. Nous nous accommodions fort bien de mon petit appartement. Enfin, c'était ce que je croyais. Jusqu'à un soir de mai, au terme d'un excellent fettucine, lorsque Viviane m'a fait part d'un commentaire qui allait changer notre vie.

Il faudrait peut-être penser à s'acheter une maison, François, m'a-t-elle dit en levant les yeux sur les murs et le plafond. Ton appartement, il est bien mais il est petit.

Pourquoi dis-tu ça? On n'est pas bien ensemble?

Bien sûr. Mais ce que je te dis est qu'on risque de se marcher sur les pieds maintenant qu'on va être trois.

Qu'on va être… Tu veux dire que…

C'est en plein ce que je veux te dire! Je suis allée voir mon gynécologue cet après-midi. C'est pour décembre!

Je me suis levé d'un bond et suis allé embrasser celle qui serait la mère de mon premier enfant. Les larmes aux yeux, j'ai compris que notre amour avait créé un être à part entière qui allait bientôt s'animer avec vigueur dans la cour de notre maison, celle dont nous ferions l'acquisition dans les semaines à venir. L'avenir avait solidement retrouvé son socle et ésormais l'horizon, brillant et invitant.

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