Évaluation de l'efficacité des stratégies de lutte contre le crime organisé : analyse documentaire

5. RÉSUMÉ ET CONCLUSIONS

Une bonne part des informations relatives à l'efficacité des stratégies de lutte contre le crime organisé sont de nature descriptive et anecdotique. On ne recense à peu près aucune étude fondée sur une méthodologie de recherche sophistiquée. En fait, très peu d'études sont désignées expressément par leurs auteurs comme des études évaluatives. Le processus en plusieurs étapes employé pour recenser les comptes rendus de recherche pertinents est révélateur de la rareté des efforts entrepris, dans la documentation sur le crime organisé, pour évaluer la mise en œuvre et l'incidence des stratégies de lutte contre le crime organisé. Notre recension bibliographique a débuté par des recherches dans plusieurs bases de données informatiques importantes. Les bibliographies des documents ainsi repérés ont ensuite été passées en revue afin de recenser d'autres documents susceptibles de contenir des données additionnelles. Ce processus a ensuite été répété au moyen d'un nouvel examen des bibliographies pour compléter une troisième série de recherches en quête de documents pertinents.

Plusieurs problèmes empêchent d'en arriver à des généralisations concernant l'efficacité des mesures de lutte contre le crime organisé. L'anarchie règne dans les définitions, étant donné que la portée des définitions tant scientifiques que juridiques varie considérablement. Certaines définitions insistent sur l'aspect « entreprise » du crime organisé, tandis que d'autres se fondent plutôt sur les activités habituellement attribuées aux organisations criminelles. Un autre obstacle à la recherche et à l'évaluation dans ce domaine tient au fait qu'aucun pays ne recueille et ne publie périodiquement des données sur les activités du crime organisé, indépendamment de la définition retenue. Enfin, une panoplie de mesures ont été utilisées pour évaluer les initiatives de lutte contre le crime organisé, ce qui rend difficile la formulation de conclusions générales au sujet de la valeur de ces efforts. Par ailleurs, bon nombre de ces mesures comportent de sérieuses lacunes.

Malgré ces difficultés, les données disponibles fournissent certains indices quant à l'efficacité des différentes approches de lutte contre le crime organisé. Le tableau 2 décrit les 18 mesures ou stratégies de lutte qui ont été examinées dans le présent rapport. Ces mesures vont de la réglementation à la légalisation, en passant par les moyens dont disposent les poursuivants, les organismes d'application de la loi et d'autres organismes des secteurs public et privé.

Les stratégies sont énumérées dans la première colonne du tableau. La deuxième colonne comporte une évaluation du volume de données, tant quantitatives que qualitatives, ainsi qu'une évaluation de l'impact de chaque stratégie ou mesure. L'accent a été mis sur le volume plutôt que sur la qualité des données, puisque le gros des données sont de nature descriptive (d'où une faible variation de la qualité des études). Bien que l'évaluation des recherches soit quelque peu subjective, elle se fonde sur les données présentées dans les chapitres précédents. En outre, d'autres spécialistes ont souvent livré leur appréciation des données en rapport avec les différentes mesures de lutte (voir le chapitre 4).

Les données ont reçu l'une des trois cotes suivantes :

  1. La cote « néant » a été attribuée lorsque, pour ainsi dire, aucune donnée, hormis des preuves anecdotiques, n'était fournie en rapport avec la mesure en cause;
  2. La cote « limitées » signifie qu'un nombre restreint d'études ont été réalisées et que les données concernent un seul pays (habituellement les États-Unis);
  3. La cote « significatives » a été attribuée lorsque les études sont assez nombreuses et proviennent de plusieurs pays.

Tableau 2 - L'efficacité des stratégies de lutte contre le crime organisé

Les données ont été jugées significatives en rapport avec seulement trois types de mesures - les mesures de lutte contre le blanchiment d'argent, les programmes de protection des témoins et les mesures de réduction de l'offre de biens et de services illicites. La cote « limitée » a été attribuée aux données recensées relativement à la majorité (12) des types de mesures. Dans le cas de trois types de mesures - les jurys anonymes, l'octroi d'une immunité aux témoins et les grands jurys d'enquête - nous n'avons découvert aucune donnée relative à leur efficacité, au-delà d'observations anecdotiques. Ainsi, il semblerait que, d'après le barème de cotation que nous avons employé, 15 des 18 stratégies de lutte devraient faire l'objet de recherches plus approfondies avant que l'on puisse formuler des affirmations plus catégoriques quant à leur efficacité.

Les troisième et quatrième colonnes du tableau indiquent certaines des principales retombées positives et des principales faiblesses de chaque type de mesure de lutte contre le crime organisé. Les renseignements figurant dans ces colonnes constituent essentiellement un résumé des forces et des faiblesses de chaque type de mesure, telles que décrites au chapitre précédent. Ces coûts et ces retombées positives ont été pris en considération aux fins de la cotation de l'efficacité globale figurant dans la cinquième colonne.

Les cotes suivantes ont été employées pour décrire l'efficacité globale :

  1. La cote « données insuffisantes » est attribuée lorsque aucune donnée n'a été recensée relativement à l'efficacité de la mesure ou lorsque les données n'étaient pas suffisamment concluantes pour qu'une cote puisse être attribuée;
  2. La cote d'efficacité « faible » est employée lorsque les faiblesses d'une mesure de lutte contre le crime organisé semblent l'emporter nettement sur les retombées positives;
  3. La cote « moyenne inférieure » est employée relativement à une mesure qui présente plus d'avantages que celles cotées « faible » mais dont les coûts l'emportent quand même sur les retombées positives;
  4. La cote « moyenne » décrit une situation où les avantages et les faiblesses d'une mesure se neutralisent plus ou moins;
  5. La cote « moyenne supérieure » est employée là où les avantages liés à une mesure sont considérables et où elles l'emportent nettement sur les coûts, ou encore lorsqu'il existe une preuve abondante de l'efficacité de la mesure en cause même si ses faiblesses sont assez importantes;
  6. La cote « grande efficacité » serait employée là où les avantages l'emporteraient sur les coûts et où il existerait une preuve abondante de l'efficacité de la mesure en cause.

Aucune cote d'efficacité n'a été attribuée à un tiers (6) des types des mesures - les jurys anonymes, l'octroi d'une immunité aux témoins, les grands jurys d'enquête, les commissions de citoyens, commissions de police et initiatives communautaires, l'analyse du renseignement, la légalisation de biens et de services illicites - en raison de l'insuffisance des données.

L'efficacité a été jugé « faible » dans le cas de quatre types de mesures - la poursuite des dirigeants d'organisations criminelles, les mesures de lutte contre le blanchiment d'argent, la saisie et la confiscation de biens, la réduction de l'offre de biens et de services illégaux. Pour ce qui est du premier type de mesure, soit la poursuite des dirigeants d'organisations criminelles, on observe que, bien que les États-Unis, par exemple, aient « décapité » de nombreux groupes proéminents (en particulier les familles de la Cosa Nostra), ces groupes font preuve d'une grande capacité d'adaptation qui leur permet de continuer à mener leurs activités, et il y a peu d'indications que ce type de mesure ait eu une incidence sur les activités du crime organisé. Pour ce qui est de la lutte contre le blanchiment d'argent, de fortes indications provenant de plusieurs pays tendent à démontrer que, malgré de nombreuses condamnations récentes aux États-Unis, une infime proportion seulement des déclarations de transactions monétaires importantes ou suspectes mènent à des enquêtes. De plus, il existe de nombreux obstacles à la coopération sur le plan international. La saisie et la confiscation ont aussi obtenu la cote d'efficacité « faible », étant donné que : seule une infime partie des produits de la criminalité est confisquée; les procédures menant à la confiscation, de même que la gestion des biens, sont coûteuses; et ce type de mesure soulève des préoccupations quant aux risques d'irrégularités. Enfin, les stratégies de réduction de l'offre ont aussi reçu la cote d'efficacité « faible », étant donné : qu'il y a de fortes indications que, de manière générale, cette approche, même lorsqu'elle est étayée par des ressources considérables, ne parvient pas à influer de façon significative sur l'offre de drogues illicites; qu'elle s'avère très coûteuse; et qu'il y a de fortes indications que les trafiquants ont recours à d'innombrables méthodes et itinéraires d'importation clandestine et de distribution qui déjouent les efforts de lutte et d'application de la loi.

L'efficacité des opérations d'infiltration et du recours à des informateurs a reçu la cote globale de « moyenne inférieure ». Ces opérations ont permis de nombreuses condamnations de figures des échelons supérieurs du crime organisé, ont joué un rôle déterminant dans le cadre de grosses affaires de produits de la criminalité et de blanchiment d'argent et ont parfois provoqué des remous et de la démoralisation dans les organisations criminelles. Cependant, ces retombées positives sont peut-être éclipsées par certains problèmes importants, tels : le coût de ces mesures, les dangers inhérents à ce type d'intervention et les préjudices qu'elles causent aux agents sur le plan personnel, la non-fiabilité des informateurs et les abus qu'ils commettent, les préoccupations relatives à la provocation policière (entrapment) et les risques que des torts soient causés à des tiers.

Quatre mesures de lutte contre le crime organisé ont reçu la cote d'efficacité « moyenne » - la poursuite de personnes impliquées dans le crime organisé, les poursuites fondées sur des lois fiscales, les services de lutte contre le crime organisé et les services de lutte antidrogue, la surveillance électronique. En ce qui a trait au premier type de mesure, de nombreux individus ont été condamnés à de longues peines d'incarcération en vertu de la RICO aux États-unis, et il en est résulté la perturbation de certaines organisations criminelles familiales. Cependant, ces succès apparents ont été ternis par le recours fréquent à cette loi pour poursuivre des personnes qui n'avaient rien à voir avec le crime organisé. Les lois fiscales se sont toujours révélées utiles pour poursuivre des figures du crime organisé; cependant, leur utilité est contrebalancée par le coût des enquêtes financières et par des préoccupations relatives au droit à la vie privée. Les services de lutte contre le crime organisé et les services de lutte antidrogue ont lancé des attaques concertées contre le crime organisé aux États-Unis qui ont fait appel à de nombreux organismes fédéraux et locaux. Les services de lutte antidrogue, en particulier, ont permis de nombreuses condamnations et saisies de biens. En revanche, les services de lutte ont fini par être démantelés en raison de conflits de juridiction les opposant aux bureaux des procureurs fédéraux américains. De nombreux enquêteurs considèrent que la surveillance électronique est indispensable aux fins des enquêtes et des poursuites visant des figures du crime organisé, et la surveillance électronique a contribué à faire condamner certains criminels notoires. Ces avantages sont cependant contrebalancés par les coûts liés à la surveillance, par des préoccupations relatives au droit à la vie privée, par la mobilité des membres des organisations criminelles et par des problèmes liés à l'interprétation des communications interceptées.

Bien qu'aucun type de mesure de lutte contre le crime organisé n'ait été jugé d'une « grande efficacité », trois ont reçu la cote d'efficacité « moyenne supérieure ». Ces trois types de mesure sont : les injonctions,dessaisissements et administrations fiduciaires,les programmes de protection des témoins, le renforcement de la réglementation et la constitution de sociétés d'intérêt public. La première catégorie de mesures est rarement examinée, sans doute parce que ces mesures débordent du cadre du droit pénal. Les ordonnances judiciaires de dissolution d'organisations ou la mise à l'écart de personnes liées au crime organisé qui occupent des postes influents ont été de francs succès dans certains cas, dans des situations où des organisations avaient été sérieusement viciées. Les quelques textes recensés sur ce sujet n'attribuent aucune faiblesse à ce type de mesure de redressement. Néanmoins, nous n'avons pas donné la cote « grande efficacité » à cette approche parce que les données attestant de son utilité étaient limitées et quelque peu partiales (c'est-à-dire que le gros des données provenaient d'un ancien procureur fédéral américain qui trouvait ces mesures utiles). Même si l'on ne saurait considérer ces comptes-rendus comme des évaluations rigoureuses, nous avons estimé que les expériences vécues par les intervenants qui utilisent différentes mesures de lutte contre le crime organisé devraient avoir un certain poids.

Les programmes de protection des témoins ont aussi été jugés d'une efficacité « moyenne supérieure ». Ces programmes ne sont pas à l'abri de toute critique. En effet, certains leur reprochent leurs coûts, les abus auxquels ils donnent lieu de la part de certains criminels de carrière, de même que les difficultés qu'il y a à bâtir de nouvelles identités et à réinstaller des témoins. Ces programmes ont tout de même reçu cette cote en raison de l'abondance des données, provenant de plusieurs pays, qui démontrent que ces programmes ont permis de sauver les vies de témoins et de faciliter la poursuite de nombreuses figures proéminentes du crime organisé qui, autrement, n'auraient peut-être pas été condamnées du fait de l'intimidation des témoins à charge.

Enfin, l'amélioration de la réglementation et la mise sur pied de sociétés d'intérêt public ont reçu des appuis solides, quoique peu nombreux. Bien qu'il faille veiller à éviter de réglementer à l'excès, une réglementation musclée dans les secteurs vulnérables à l'infiltration du crime organisé élimine les brèches qui invitent à cette pénétration. L'exercice des pouvoirs relatifs à la délivrance de permis a empêché des entreprises et des individus malveillants de faire affaire dans des domaines où l'infiltration d'entreprises légitimes par le crime organisé s'était avérée problématique. Les sociétés d'intérêt public ont aussi réussi à faire concurrence aux cartels dominés par le crime organisé, ce qui a entraîné une baisse des prix pour les consommateurs. Encore une fois, la cote d'efficacité maximale n'a pas été attribuée en raison du caractère limité des données disponibles.

Quelques observations finales

Il ressort à l'évidence de la section précédente qu'il faudrait mener d'importants travaux de recherche pour pouvoir évaluer l'efficacité des stratégies de lutte contre le crime organisé. Il existe des données concernant la plupart des types de mesures, et ces données sont surtout de nature descriptive. De plus, la plupart de ces données ont été produites dans un seul pays - les États-Unis.

Très peu de travaux d'évaluation accessibles au public ont été réalisés au Canada malgré les nombreuses mesures législatives adoptées par le gouvernement fédéral au cours des dernières années. Au chapitre des initiatives canadiennes, il convient de mentionner également les mesures telles que le ciblage des échelons supérieurs d'organisations criminelles, les procédures civiles de confiscation de biens en Ontario, la création d'un organisme voué à la lutte contre le crime organisé en Colombie-Britannique et les règlements municipaux interdisant les « bunkers » de gangs de motards criminalisés. Ces mesures n'ont pas été décrites en détail parce que nous n'avons recensé aucune étude non classifiée portant sur l'impact de ces mesures sur les activités ou les groupes de criminels organisés. L'analyse exposée ci-dessus indique aussi que le Canada devrait peut-être investir davantage dans les programmes de protection des témoins, de même que dans les mesures de redressement qui font appel aux pouvoirs de réglementation locaux et à d'autres moyens susceptibles de dépouiller les organisations et les individus malveillants de leurs intérêts dans des entreprises légitimes, là où de tels problèmes se manifestent.

En outre, certains auteurs notent que l'approche principalement punitive pour la prévention du crime organisé (p. ex., poursuite des membres d'organisations criminelles et confiscations de biens) a une efficacité limitée en raison de certaines réalités nouvelles, comme l'intégration économique mondiale croissante, qui facilite la criminalité transnationale (Hicks, 1998). De telles réalités commandent des solutions multilatérales qui tiennent compte de la mobilité internationale croissante de l'argent et des marchandises de contrebande ainsi que de l'élasticité du système de l'offre et de la demande de biens et de services illicites.

Cependant, avant d'entreprendre des travaux plus approfondis, les chercheurs devront mettre de l'ordre dans le fouillis de définitions dans le domaine. Des mesures d'efficacité devront aussi être établies avec soin. Les simples dénombrements administratifs qui nous informent sur le nombre de personnes condamnées ou sur la valeur des biens saisis à la suite d'une opération donnée ne suffisent pas. Nous devons disposer de renseignements sur les coûts économiques et autres qui sont engagés pour obtenir ces résultats, sur la proportion de dossiers ouverts qui débouchent sur des condamnations, sur la proportion des produits de la criminalité qui sont saisis et confisqués et sur la mesure dans laquelle des organisations criminelles ont été perturbées par les initiatives de lutte contre le crime organisé. Sur ce dernier point, il y a de fortes indications de la capacité d'adaptation et de la résilience de nombreux groupes de criminels organisés (voir, par exemple, les développements relatifs aux stratégies de chasseur de têtes et de réduction de l'offre aux sections 4.2 et 4.16). Ainsi, nous devons disposer d'indications de perturbations à long terme de ces groupes. Même lorsque cela se produit, il faut enquêter sur la possibilité que d'autres groupes soient venus combler le vide.

En bout de ligne, cependant, les mesures de l'efficacité des initiatives de lutte contre le crime organisé doivent permettre de savoir si les activités nuisibles du crime organisé ont été réduites. Mastrofski et Potter (1986, p. 165) soulignent ce point en parlant des questions auxquelles les évaluations devraient répondre :

[TRADUCTION] Tout d'abord, quel a été l'impact de ces arrestations sur les activités du crime organisé? Les activités illicites des délinquants ont-elles été freinées? Les organisations ont-elles été perturbées? Les perturbations provoquées ont-elles entraîné une réduction nette de l'activité illicite, ou un autre groupe a-t-il tout simplement pris le relais? Si l'on ne dispose pas de ces renseignements, les statistiques relatives aux arrestations ne servent pas à grand-chose.

Pour Mastrofski et Potter (1986, p. 169), il faut conceptualiser le crime organisé comme un processus et un secteur d'activité plutôt que comme une structure statique et centralisée. Ces auteurs affirment que l'on a trop mis l'accent sur la neutralisation d'individus et que l'on ne s'est pas suffisamment intéressé à la façon dont les réseaux de criminels organisés fonctionnent, blanchissent leurs revenus et réinvestissent leurs profits. Il faudrait prêter plus d'attention à la façon dont les réseaux criminels s'organisent pour répondre à la demande du public et à l'impact des mesures prises par les forces de l'ordre sur leurs activités illicites. La recherche portant sur ces questions et sur d'autres questions liées aux processus n'en est encore qu'à ses balbutiements.