Lignes directrices facultatives en matière de pensions alimentaires pour époux - Juillet 2008

1. CONTEXTE — L'ÉTAT ACTUEL DU DROIT EN MATIÈRE DE PENSIONS ALIMENTAIRES POUR ÉPOUX

1.1 Le cadre législatif

La pension alimentaire pour époux, lorsqu'on la demande dans le cas d'un divorce, est régie par la Loi sur le divorce (loi fédérale). Plusieurs lois provinciales et territoriales la régissent hors du contexte du divorce et s'appliquent donc aux couples non mariés et quand il y a séparation sans demande de divorce. Les dispositions législatives sont un important point de départ pour comprendre le droit en matière de pensions alimentaires pour époux; elles constituent le cadre dans lequel s'appliqueront les Lignes directrices facultatives, qui ne modifient en rien ce cadre législatif.

Ces lois sont toutefois souvent formées, tant au niveau fédéral que provincial et territorial, de dispositions « ouvertes », dont les facteurs et les objectifs sont variés. Les juges ont donc beaucoup de latitude pour les interpréter et les appliquer; ces interprétations par les juges guident ensuite les avocats et les médiateurs pour conseiller des clients lorsqu'il s'agit de négocier des ententes liées aux pensions alimentaires pour époux.

L'objectif spécifique de ce projet consiste à formuler des lignes directrices non officielles pour faciliter le calcul du montant et de la durée de la pension alimentaire pour époux, selon la Loi sur le divorce. Dans sa version actuelle, adoptée en 1985, la loi vise à encadrer ces calculs et énonce, au paragraphe 15.2(6), quatre objectifs de la pension alimentaire pour époux :

15.2 (6) L'ordonnance ou l'ordonnance provisoire rendue pour les aliments d'un époux au titre du présent article vise :

  1. à prendre en compte les avantages ou les inconvénients économiques qui découlent, pour les époux, du mariage ou de son échec;
  2. à répartir entre eux les conséquences économiques qui découlent du soin de tout enfant à charge, en sus de toute obligation alimentaire relative à tout enfant à charge;
  3. à remédier à toute difficulté économique que l'échec du mariage leur cause;
  4. à favoriser, dans la mesure du possible, l'indépendance économique.

Le paragraphe 15.2(4) énumère des facteurs à prendre en compte en rendant une ordonnance alimentaire au profit des époux :

15. 2 (4) En rendant une ordonnance ou une ordonnance provisoire au titre du présent article, le tribunal tient compte des ressources, des besoins et, d'une façon générale, de la situation de chaque époux, y compris :

  1. la durée de la cohabitation des époux;
  2. les fonctions qu'ils ont remplies au cours de celle-ci;
  3. toute ordonnance, toute entente ou tout arrangement alimentaire au profit de l'un ou l'autre des époux.

Le paragraphe 15.2(5) enfin est plus précis, indiquant un facteur dont il ne faut pas tenir compte, soit les fautes commises par les époux :

15.2(5) En rendant une ordonnance ou une ordonnance provisoire au titre du présent article, le tribunal ne tient pas compte des fautes commises par l'un ou l'autre des époux relativement au mariage.

Le droit provincial et territorial en matière de pensions alimentaires pour époux est régi par des régimes législatifs distincts. En pratique toutefois, les législations fédérale, provinciales et territoriales se chevauchent souvent. Les principaux arrêts de la Cour suprême du Canada sur la pension alimentaire pour époux, c'est-à-dire Moge et Bracklow, dont nous traitons plus en détail ci-dessous, ont permis de structurer un cadre conceptuel à ce sujet sur lequel se sont appuyés des jugements prononcés en vertu des législations fédérale, provinciales et territoriales. De fait, l'arrêt Bracklow, qui faisait état de revendications tant en vertu de la Loi sur le divorce que de lois provinciales, ne fait pas de distinction réelle entre les deux.

Les Lignes directrices facultatives ont été élaborées précisément pour être utilisées sous le régime de la Loi sur le divorce (loi fédérale).

Toutefois, compte tenu du chevauchement des régimes de pensions alimentaires pour époux dans la pratique, il n'est pas surprenant que les avocats et les juges aient utilisé les Lignes directrices facultatives aux termes des législations provinciales ou territoriales. Il est important que cet usage tienne compte des caractéristiques distinctes de ces lois. Dans le chapitre 5, qui porte sur l'application, nous exposons en détail quelques-unes des questions particulières que pose l'application des Lignes directrices facultatives pour le calcul de la pension alimentaire aux termes des législations provinciales et territoriales relatives à la pension alimentaire pour époux.

1.2 L'interprétation judiciaire[3]

La Cour suprême du Canada a tenté de préciser, dans les deux arrêts majeurs Moge c. Moge[4] en 1992 et Bracklow c. Bracklow[5] en 1999, les principes généraux qui structurent notre droit en matière de pensions alimentaires pour époux. Ces arrêts et la législation elle-même constituent le cadre juridique actuel en la matière. Les lignes directrices facultatives que nous proposons ne minimisent pas l'importance de ces arrêts; elles tentent plutôt d'élaborer des formules pour mieux appliquer les principes reconnus par ces arrêts.

L'effet combiné de ces deux arrêts propose une très large base pour établir les pensions alimentaires pour époux en vertu de la Loi sur le divorce. On peut considérer que les arrêts Moge et Bracklow constituent une réponse à la position très restrictive sur les pensions alimentaires pour époux mise de l'avant dans la trilogie Pelech[6] en 1987, dans laquelle la Cour suprême du Canada avait, d'une part, souligné l'importance du caractère final de la pension alimentaire et, d'autre part, encouragé le principe de la rupture nette entre les époux après le divorce. Dans la foulée de l'affaire Pelech, la pension alimentaire pour époux fut de plus en plus considérée comme une mesure transitoire facilitant l'adaptation à une situation nouvelle. La fixation de pensions alimentaires d'une durée limitée devint chose courante, même dans des cas de mariages traditionnels de longue durée.

Dans sa décision novatrice dans l'affaire Moge en 1992, la Cour suprême du Canada (CSC) a clairement rejeté les décisions de la trilogie Pelech et le modèle de rupture nette pour la pension alimentaire pour époux. Elle a souligné qu'il fallait tenir compte des quatre objectifs de la Loi sur le divorce de 1985 et que le modèle de rupture nette donnait trop de poids à un seul objectif — favoriser l'indépendance économique des époux après le divorce — au détriment des trois autres. Les ex-époux devaient faire des efforts raisonnables pour maximiser leur capacité de gagner leur vie et contribuer à leur propre indépendance, mais la Cour a reconnu que certains époux ne parvenaient pas à assurer seuls leur subsistance malgré tous leurs efforts. Elle a estimé que le modèle de rupture nette allait trop loin en présumant que l'indépendance économique des époux allait de soi. Dans l'affaire Moge, la CSC a établi un fondement compensatoire large pour la pension alimentaire pour époux visant à répartir équitablement entre les époux les conséquences économiques du mariage — autant ses avantages que ses inconvénients. Reconnaissant que de nombreuses situations peuvent donner lieu à des demandes de compensation, la CSC s'est intéressée à la situation la plus courante — celle d'une épouse qui renonce à participer à la vie active pour s'occuper des enfants, pendant le mariage et après la dissolution de celui-ci. Selon l'approche compensatoire adoptée dans l'affaire Moge, la pension alimentaire pour époux doit se comprendre avant tout comme une forme d'indemnisation pour la perte de possibilités économiques ou, selon les termes de la Loi sur le divorce, comme l'inconvénient économique résultant des fonctions assumées pendant le mariage.

Le principe de compensation de l'affaire Moge continue de jouer un rôle important pour structurer notre droit en matière de pensions alimentaires pour époux. Toutefois, quand les tribunaux inférieurs ont tenté d'appliquer ce principe, présenté par la Cour suprême du Canada, de façon très générale, ils se sont heurtés à des difficultés tant pratiques que théoriques.

Du point de vue pratique, le principe de compensation est difficile à appliquer. Pour établir une demande alimentaire, il faut en principe prouver qu'on a perdu sa capacité de gagner sa vie. Fournir des témoignages d'expert peut être coûteux, ainsi que l'a reconnu la Cour suprême du Canada elle-même dans l'affaire Moge. Il peut aussi être difficile et assez aléatoire d'obtenir ce genre de preuves, surtout dans le cas de mariages de longue durée où l'époux demandant une pension alimentaire n'avait pas de carrière établie avant de devenir personne au foyer. Il peut aussi être difficile d'établir pourquoi un époux n'est pas allé sur le marché du travail ou a choisi un travail peu rémunéré. Au niveau pratique, pour appliquer efficacement le principe de compensation, il faut élaborer des moyens alternatifs pour mesurer les pertes économiques, moyens dont l'exactitude et la fidélité théorique seront nécessairement approximatives.

Après Moge , les tribunaux canadiens ont hésité à se fonder sur des témoignages d'expert pour étayer la perte de la capacité de gagner sa vie.[7] Le « besoin » — fondement conceptuel traditionnel de la pension alimentaire pour époux — est alors devenu une solution commode pour mesurer le désavantage économique. L'époux subissant des désavantages économiques était présumé se trouver dans cette situation du fait du mariage; en revanche, celui qui n'était pas dans le besoin était supposé ne pas avoir été désavantagé du fait du mariage. Le recours aux mesures substitutives du besoin et du niveau de vie pour calculer la perte de possibilités a été clairement avalisé par le juge Bastarache de la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick dans l'affaire Ross c. Ross concernant un mariage traditionnel de longue durée :

Dans les causes où il n'est pas possible de mesurer l'ampleur de la perte économique de l'époux désavantagé […] la cour considère les besoins et le niveau de vie comme critères premiers, avec la capacité de payer de l'autre partie.[8]

Dans les mariages de longue durée à tout le moins, on en est venu à considérer que les besoins pouvaient se mesurer en les comparant au niveau de vie conjugal, mesure suggérée par la Cour suprême du Canada elle-même dans l'affaire Moge :

Le mariage devant être considéré comme une entreprise commune, plus longue est la durée de la relation et plus grande est l'union économique entre les parties, plus forte sera la présomption d'égalité du niveau de vie des deux époux après sa dissolution.[9]

La « règle » qui s'est dégagée de nombreux jugements des tribunaux inférieurs est qu' après un mariage de longue durée, la pension alimentaire pour époux visait à permettre au demandeur d'avoir un niveau de vie acceptable compte tenu de celui qu'il avait connu pendant le mariage. Parfois, comme dans l'affaire Ross, le principe mis de l'avant dans le cas des mariages de longue durée était d'assurer à chaque époux des niveaux de vie semblables ou globalement équivalents.

Du point de vue théorique, la jurisprudence post-Moge a fait ressortir certains points liés aux limites d'une analyse purement compensatoire selon laquelle la pension alimentaire pour époux serait uniquement fondée sur la perte économique engendrée par les fonctions exercées pendant le mariage. Quelques juges ont appliqué l'approche compensatoire en mettant plutôt l'accent sur les avantages économiques retirés par l'époux payeur, en termes de maintien ou d'amélioration de sa capacité à gagner sa vie. D'autres ont jugé que le principe même de compensation était trop restrictif. De nombreux juges se sont opposés à une application restrictive de la théorie compensatoire qui entraînait une limitation au droit alimentaire. Ils ont parfois interprété les objectifs de la Loi sur le divorce touchant la pension alimentaire pour époux de façon plus large, s'attachant aux dispositions visant « à remédier à toute difficulté économique que cause l'échec du mariage ». D'autres juges ont interprété l'arrêt Moge comme une directive générale en vue d'atténuer l'appauvrissement des ex-époux après le divorce. C'est dans des cas où les époux étaient malades ou handicapés qu'on a vu les approches les plus restrictives dans l'analyse compensatoire, alors que leurs besoins économiques étaient sans rapport avec leurs fonctions conjugales et qu'ils ne pouvaient demander une pension alimentaire pour époux basée sur des pertes ou des gains de leur capacité de gagner leur vie pendant leur mariage.

La Cour suprême du Canada a abordé directement le problème de l'approche restrictive du principe de compensation dans l'arrêt Bracklow en 1999. Elle a jugé qu'en vertu de la Loi sur le divorce, il existait également un fondement non compensatoire pour la pension alimentaire pour époux, basé sur les seuls besoins. Un ex-époux a donc une obligation alimentaire si son ex-époux a des besoins économiques lors de la rupture de leur mariage, même si ces besoins ne découlent pas des fonctions exercées pendant le mariage. Cette obligation se fonde, selon la Cour suprême du Canada, sur le fait que le mariage doit s'envisager comme une relation faite d'obligations mutuelles et d'interdépendance complexes, dont il peut être difficile de se défaire à la rupture du mariage. Toujours selon la Cour suprême du Canada, le mariage suppose des obligations sociales fondamentales, aux termes desquelles la responsabilité première liée au soutien économique de l'époux dans le besoin incombe à la famille plutôt qu'à l'État. Elle a jugé que la portée de l'obligation d'un ex-époux de répondre aux besoins de son ex-époux après le divorce dépendait de nombreux facteurs, notamment la durée de la relation, la façon dont les parties avaient structuré cette relation, la capacité de payer et la formation d'une nouvelle union ou le remariage des ex-époux.

L'arrêt Bracklow a nettement élargi le fondement de l'obligation alimentaire envers l'époux en vertu de la Loi sur le divorce afin d'ajouter les besoins à la compensation. Ce faisant, toutefois, l'arrêt a aussi accru l'incertitude quant à la nature et à l'ampleur de l'obligation alimentaire envers l'époux, bien au-delà de ce qui avait existé après l'arrêt Moge. La Cour suprême du Canada n'a pas défini « les besoins » et n'a pas répondu à la question de savoir s'il s'agit d'une incapacité d'assurer un niveau de vie de base ou s'il faut l'évaluer d'après le niveau de vie conjugal. On a souvent allégué après l'arrêt Bracklow que tout époux dont le niveau de vie avait beaucoup baissé à la suite de la rupture de son mariage avait droit à une pension alimentaire pour époux.

Plus significatif encore, l'arrêt Bracklow a souligné la nature fortement discrétionnaire et individualisée des jugements portant sur les pensions alimentaires pour époux. La Cour suprême du Canada a clairement indiqué que la Loi sur le divorce n'avalisait aucune théorie précise concernant la pension alimentaire pour époux et qu'elle devait conserver sa souplesse de sorte que les juges puissent tenir compte des diverses formes que peuvent prendre les relations conjugales. Selon la Cour suprême du Canada, le calcul de la pension alimentaire pour époux est laissé en premier lieu à l'appréciation des juges de première instance, qui doivent équilibrer les multiples objectifs et facteurs à cet égard dans le cadre de la Loi sur le divorce et les appliquer dans le contexte des faits en l'espèce. L'un des grands messages de l'arrêt Bracklow est qu'il n'existe pas de règle en matière de fixation des pensions alimentaires pour époux.

1.3 Les problèmes en matière de pensions alimentaires pour époux et la nécessité d'élaborer des lignes directrices

Depuis l'arrêt Bracklow, la philosophie en matière de pensions alimentaires pour époux est caractérisée par un processus décisionnel individualisé et par une absence de règles. De multiples théories sur les pensions alimentaires pour époux s'affrontent alors que concrètement, les pensions alimentaires se négocient et se débattent dans un contexte ambigu de « besoins et de moyens », dominé par les budgets. Le terme « besoin » peut avoir des sens fort différents selon les personnes et peut trouver sa place dans de nombreuses théories sur la pension alimentaire pour époux, fort différentes elles aussi. Le projet de lignes directrices découlait de la préoccupation croissante exprimée par des avocats et des juges qui estiment que la nature fortement discrétionnaire des lois actuelles touchant les pensions alimentaires pour époux a engendré beaucoup trop d'incertitude et d'imprévisibilité.[10]

Des situations semblables dans les faits pouvaient pourtant aboutir à des résultats fort divers. Les juges disposaient de peu de balises concrètes lorsqu'il s'agissait de fixer le montant de la pension alimentaire pour époux. Leur perception de ce qui est juste jouait un rôle important dans le processus décisionnel. L'appel était rarement utile, car les cours d'appel détaillent rarement leurs décisions et s'en remettent aux juges de première instance pour les questions de montant et de durée. Les avocats eux aussi avaient de la difficulté à prévoir les montants qui seraient attribués, ce qui les empêchait de conseiller au mieux leurs clients et de s'engager efficacement et au moindre coût dans des négociations.

En ce qui concerne les personnes qui n'étaient pas représentées par un avocat ou dont la position pour négocier était faible, elles renonçaient tout simplement à demander une pension alimentaire. De nombreux époux refusaient d'entreprendre les coûteuses et difficiles procédures qui s'imposaient pour obtenir une pension alimentaire, malgré le très large fondement du droit aux aliments dans le droit actuel.

De façon plus générale, l'incertitude et l'imprévisibilité qui avaient envahi le droit en matière de pensions alimentaires pour époux minaient le concept même de l'obligation de verser une pension alimentaire aux époux. La grande diversité des interprétations de cette obligation suscitait des inquiétudes quant à l'équité des résultats de part et d'autre. Dans certains cas en effet, on considérait que la pension alimentaire était trop modeste, dans d'autres qu'elle était trop généreuse.

Les Lignes directrices facultatives répondaient à ces préoccupations. Elles ont été élaborées en vue d'accroître la certitude et la prévisibilité en matière de calcul des pensions alimentaires pour époux. Elles tiennent compte des principes fondamentaux de compensation et de besoins qui, selon la Cour suprême du Canada, sont les fondements de la pension alimentaire pour époux en vertu de la Loi sur le divorce. Cependant, elles proposent un mode plus structuré de mise en œuvre de ces principes, grâce à des formules basées sur le partage des revenus, c'est-à-dire sur des pourcentages précis des revenus des époux.

1.4 Pourquoi proposer des lignes directrices maintenant?

Les lignes directrices en matière de pensions alimentaires pour époux sont fondées sur des formules mathématiques qui calculent la pension alimentaire selon un pourcentage des revenus des époux. Ce genre de lignes directrices avait déjà été envisagé, mais on en avait rejeté l'idée, les jugeant à la fois impossibles à mettre en œuvre et non souhaitables. On en était venu à la conclusion qu'il serait impossible de rédiger des lignes directrices assez flexibles pour tenir compte des divers types de mariages et des objectifs multiples de la pension alimentaire pour époux. Les inconvénients des lignes directrices, dans l'optique d'une perte de flexibilité, semblaient l'emporter sur leurs avantages comme moyen efficace de régler les différends. Lorsque le projet de Lignes directrices facultatives a commencé, en 2001, il nous semblait qu'il était temps d'y réfléchir à nouveau. Qu'est-ce qui avait changé?

D'abord, le droit en matière de pensions alimentaires pour époux avait progressivement perdu en structure et en certitude et était devenu plus discrétionnaire, surtout depuis 1999, par suite de l'arrêt Bracklow. Avant cet arrêt et après l'arrêt Moge, on avait espéré que s'élaborerait dans la jurisprudence une démarche fondée sur des principes clairs. Il est ensuite devenu évident que le processus habituel d'évolution judiciaire stagnait dans ce domaine. Dans ce contexte, des époux, des avocats et des juges avaient commencé à préférer pouvoir compter sur des lignes directrices qui, même imparfaites, assureraient plus de certitude et de prévisibilité.

Deuxièmement, le travail que nous avions accompli depuis 1997 relativement aux Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants tant au niveau fédéral que provincial et territorial, avait modifié les mécanismes juridiques. La méthode basée sur des formules nous avait habitués aux avantages de la « justice moyenne » plutôt que de la « justice sur mesure » pour calculer les pensions alimentaires sans recourir aux budgets et au concept de partage des revenus après le divorce.

Troisièmement, les lignes directrices facultatives en matière de pensions alimentaires pour époux ne constituaient plus un concept abstrait. Certains tribunaux américains y avaient recours depuis plus de dix ans, comme l'explique le document de référence rédigé pour ce projet.[11] L'influent American Law Institute (ALI) avait recommandé une méthode basée sur des formules pour calculer les pensions alimentaires, dans le cadre de sa proposition concernant une nouvelle approche en droit de la dissolution de la famille, travail qui avait débuté dans les années 1990 et qui avait abouti à son rapport final en 2002.[12] Certains tribunaux américains avaient commencé à appliquer les lignes directrices de l'ALI. L'utilisation de ces lignes directrices permettait d'obtenir des modèles plus élaborés.

Enfin, on a pu constater dans le droit actuel un début d'implantation de méthodes basées sur des formules pour calculer la pension alimentaire pour époux. Grâce à l'emploi accru de logiciels, surtout depuis l'entrée en vigueur des Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants en 1997, avocats et juges disposaient de données sur les revenus nets disponibles ou les rentrées mensuelles, les calculs d'impôt et les niveaux de vie des ménages. Grâce à ces données, des tribunaux se sont fondés sur le partage des revenus et le niveau de vie plutôt que sur les budgets pour résoudre des problèmes de pensions alimentaires pour époux.

En raison de tous ces changements, les époux, les avocats, les médiateurs et les juges se sont intéressés davantage aux lignes directrices en matière de pensions alimentaires pour époux. En soupesant les avantages et les inconvénients de telles lignes directrices, de plus en plus de gens ont vu la balance pencher en faveur d'une sorte de lignes directrices facultatives en matière de pensions alimentaires pour époux.

Au moment d'entreprendre ce projet, nous avons trouvé quatre avantages à un régime de lignes directrices facultatives en matière de pensions alimentaires pour époux. Ces avantages sont devenus les objectifs du projet :

  1. Réduire les conflits et favoriser un règlement. Toutes les autres questions financières qui se posent lors de la dissolution d'un mariage sont maintenant régies par des règles, qu'il s'agisse du partage des biens, des pensions de retraite ou de la pension alimentaire pour enfant. La pension alimentaire pour époux est le dernier aspect pour lequel la discrétion n'est soumise à aucune restriction. C'est aussi généralement la dernière question à être réglée. Par conséquent, la pension alimentaire pour époux devient le point d'ignition du mécontentement au sujet de toutes les autres ententes financières et de l'amertume qui subsiste entre les époux. Les lignes directrices facultatives permettent de limiter l'éventail de résultats possibles et de restreindre les problèmes et la quantité de renseignements nécessaires, ce qui favorise le règlement et atténue en partie les conflits entre les parties.
  2. Uniformiser et égaliser. Lorsque la pension alimentaire pour époux est déterminée dans un contexte hautement discrétionnaire, des situations de faits similaires peuvent entraîner des résultats considérablement variés. En outre, comme la nature de l'obligation alimentaire pour époux est comprise de nombreuses manières différentes, l'absence d'équité est source de préoccupations dans les extrémités du spectre : dans certains cas, les montants peuvent être trop élevés et dans d'autres, trop bas. Les lignes directrices facultatives devraient permettre d'accroître l'uniformité du traitement des époux qui vivent des situations similaires et d'expliquer de manière plus transparente comment les résultats sont obtenus. Cela aurait pour effet d'accroître la légitimité et l'équité perçue des montants de pension alimentaire pour époux, comme cela a été le cas avec les pensions alimentaires pour enfants.
  3. Réduire le coût du processus et en améliorer l'efficacité. Dans les questions financières, on met en balance des sommes d'argent avec d'autres sommes d'argent, c'est-à-dire que l'on doit comparer le coût des frais et débours juridiques avec le montant d'argent reçu ou perdu au titre de la pension alimentaire ou des biens. Les lignes directrices facultatives peuvent constituer un point de départ à partir duquel les parties peuvent décider s'il y a lieu de continuer les négociations ou le litige. De plus, certains époux qui, par le passé, auraient renoncé à demander une pension alimentaire pour époux en raison des coûts et des résultats imprévisibles d'un régime hautement discrétionnaire seront plus susceptibles d'obtenir une pension alimentaire si des lignes directrices sont en place. Les lignes directrices sont encore plus importantes lorsqu'une partie ou les deux ne sont pas représentées.
  4. Fournir une structure de base pour permettre aux tribunaux d'élaborer davantage. Les lignes directrices facultatives peuvent stimuler ou, pour être plus exact, ranimer le processus normal de l'évolution du droit dans un domaine où les tribunaux exercent leur pouvoir discrétionnaire. Dans le droit actuel, discrétionnaire, ce processus est presque figé. Des lignes directrices facultatives peuvent fournir une structure et une forme de base au droit, et laisser aux avocats et aux tribunaux de la place pour les ajuster, les modifier et établir de nouvelles exceptions possibles, etc. De par leur existence même, les lignes directrices facultatives créeront une pression en vue d'expliquer pourquoi on s'en est éloigné dans des négociations ou dans des décisions.

Les Lignes directrices facultatives ne visaient pas à relever les niveaux actuels des pensions alimentaires pour époux dans leur ensemble.

Des lignes directrices assurant une plus grande uniformité feront que la pension alimentaire pour époux sera parfois plus élevée et parfois moins. Nous avons reconnu qu'un régime de lignes directrices allait probablement accroître l'attribution de pensions alimentaires pour époux, puisque des époux qui renonceraient à demander une pension alimentaire dans le cadre du régime actuel qui est coûteux, imprévisible et discrétionnaire, auront désormais plus de facilité à en obtenir une.

Nous expliquons clairement le projet de lignes directrices facultatives au chapitre 2, en nous attardant sur leur nature et sur le processus d'élaboration.