Partie II — D.I.M.S. Construction inc. (Syndic de)
c. Québec (Procureur général)
La fin d'une controverse — Mise en œuvre du principe de complémentarité par la Cour suprême du Canada
Philippe Denault, avocat
Ministère de la Justice du Canada
- Introduction
- 1. Résumé de la décision
- 2. Le recours au droit civil en matière de faillite
- 3. Conclusions générales
Introduction*
La Cour suprême du Canada a rendu le 6 octobre 2005 une décision importante en matière de bijuridisme[1]. Avec cet arrêt, le plus haut tribunal du pays a mis fin à une controverse doctrinale et jurisprudentielle sur l'application des règles de compensation en equity dans le domaine de la faillite au Québec. Plus significatif encore, l'arrêt vient confirmer que le droit civil s'applique à titre supplétif à une loi fédérale, la Loi sur la faillite et l'insolvabilité[2], lorsque les dispositions de cette loi s'avèrent incomplètes en ce qui a trait au droit privé. Il s'agit d'une clarification importante, qui pourrait également constituer une indication de la marche à suivre pour d'autres lois fédérales, tant le message lancé par la Cour suprême est limpide en l'espèce quant aux sources complémentaires du droit privé fédéral.
1. Résumé de la décision
La Cour suprême a été appelée à se pencher sur deux lois de la législature du Québec, soit la Loi sur les accidents de travail et les maladies professionnelles et la Loi sur les relations de travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d'œuvre dans l'industrie de la construction[3]. Elle devait déterminer si les articles 316 L.A.T.M.P. et 54 L.R.T.I.C. étaient, en totalité ou en partie, inapplicables ou inopérants pour cause de conflit avec la Loi sur la faillite et l'insolvabilité. Ces articles obligent un employeur qui retient les services d'un entrepreneur à payer les cotisations dues par celui-ci à la Commission de la santé et de la sécurité du travail (ci-après « CSST »), ou les salaires dus à la Commission de la construction du Québec (ci-après « CCQ »). Ils prévoient également le droit de l'employeur d'être remboursé et de retenir le montant payé sur les sommes qu'il doit lui-même à l'entrepreneur[4]. En ce qui a trait à ce droit de retenue et de compensation, plus particulièrement, la Cour devait déterminer s'il portait atteinte, en cas de faillite, au plan de répartition prévu à l'article 136 L.F.I.
Dans cette affaire, la CSST et la CCQ réclamaient respectivement à trois employeurs les cotisations ou salaires impayés par l'entrepreneur D.I.M.S. Construction inc. (ci-après « D.I.M.S. »). À la suite de la faillite de D.I.M.S., le syndic a réclamé aux trois employeurs les soldes dus pour des travaux exécutés par D.I.M.S. Les employeurs ont alors contesté la réclamation du syndic en faisant état des demandes de paiement de la CSST et de la CCQ. Le syndic s'est donc adressé à la Cour supérieure du Québec pour lui demander de déclarer inapplicables en matière de faillite les articles 316 L.A.T.M.P. et 54 L.R.T.I.C. prévoyant le droit de retenue des employeurs, invoquant que ce mécanisme créé en faveur de l'employeur constituait une priorité contrevenant au plan de répartition établi par la Loi sur la faillite et l'insolvabilité. La Cour supérieure a débouté le syndic mais la Cour d'appel lui a donné raison, d'où le pourvoi du procureur général du Québec, de la CSST et de la CCQ devant la Cour suprême du Canada.
La Cour suprême décide que les articles 316 L.A.T.M.P. et 54 L.R.T.I.C. ne contreviennent pas au plan de répartition prévu à l'article 136 L.F.I. (n° 10). Elle conclut que le paiement de la cotisation due par l'entrepreneur permet à l'employeur d'être subrogé aux droits de la CSST[5] et de réclamer en retour le montant de cette cotisation à l'entrepreneur (n° 26). Le droit de retenue prévu au troisième alinéa de l'article 316 L.A.T.M.P. ne fait que réitérer le droit de compensation qui découle de cette subrogation légale (n° 30). Par ailleurs, la compensation du droit civil consacrée à l'article 316 L.A.T.M.P. n'excède pas le cadre du paragraphe 97(3) L.F.I. prévoyant expressément l'application des règles de la compensation. En effet, les seules circonstances où le droit de retenue peut être invoqué en cas de faillite sont celles prévues à la Loi sur la faillite et l'insolvabilité, et celle-ci est plus favorable à la compensation que le droit civil québécois (n° 58).
Pour arriver à cette dernière conclusion, la Cour suprême signale que la Loi sur la faillite et l'insolvabilité intègre, sans le définir, un mécanisme de compensation et qu'il faut faire appel à titre supplétif au droit provincial pour le circonscrire. Les règles de la compensation du droit civil s'appliquent donc dans la province de Québec quant aux aspects non régis par la Loi sur la faillite et l'insolvabilité (n° 34), en particulier la règle selon laquelle la compensation s'opère de plein droit lorsque les dettes sont certaines, liquides et exigibles (art. 1673 C.c.Q.) (n° 35). Quant à la règle prévoyant que la compensation ne peut avoir lieu au préjudice des tiers (art. 1681 C.c.Q.), le paragraphe 97(3) L.F.I. aménage un régime particulier en contexte de faillite : la compensation a lieu comme si le patrimoine du failli n'avait pas été dévolu au syndic; le syndic ne peut donc être considéré comme un tiers pour le créancier invoquant la compensation (n° 41)[6].
Sur la base de cette analyse de la compensation prévue dans la Loi sur la faillite et l'insolvabilité, par rapport aux règles supplétives du droit civil, la Cour suprême procède ensuite à un examen des trois situations qu'il est possible d'envisager dans le contexte de l'article 316 L.A.T.M.P., et conclut que le plan de répartition de la Loi sur la faillite et l'insolvabilité n'est enfreint en aucune d'elles. Ces trois situations sont les suivantes :
- Dans le cas où le paiement à la CSST est effectué par l'employeur avant la faillite, et que les dettes réciproques de l'employeur et de l'entrepreneur sont certaines, liquides et exigibles, la compensation légale s'opère de plein droit en vertu du droit civil (nos 44, 45).
- Lorsqu'il est fait avant la faillite, mais que la créance de l'entrepreneur n'est pas liquide au moment de celle-ci, la compensation s'opère une fois la créance évaluée et découle alors de la Loi sur la faillite et l'insolvabilité et non du droit civil, plus restrictif en ce qui a trait aux tiers (n° 49).
- Enfin, lorsque le paiement de l'employeur est fait après la faillite, la subrogation qui s'opère en vertu de l'article 136 L.A.T.M.P. ne peut donner lieu à la compensation. Dans ce cas, en vue d'éviter la création de garanties postérieurement à la faillite, le paragraphe 97(3) L.F.I. doit être interprété « en conjonction » avec les dispositions de la Loi sur la faillite et l'insolvabilité requérant que les créances mutuelles aient pris naissance avant la faillite (n° 55). La Loi sur la faillite et l'insolvabilité ne déroge pas cette fois aux règles du droit civil, qui sont au même effet[7] (nos 52, 57).
La Cour suprême rejette en terminant deux arguments additionnels du syndic. Elle rejette l'argument, accepté par la Cour d'appel, selon lequel le droit de retenue prévu à l'article 316 L.A.T.M.P. est similaire à celui créé par une loi de la Saskatchewan examinée dans l'arrêt Husky Oil Operations Ltd. c. MRN[8]. Cette dernière loi établissait un mécanisme de dette présumée et autorisait la retenue avant que l'employeur devienne créancier, constituant ainsi un mécanisme de garantie en faveur du Worker's Compensation Board (n° 60). En ce qui concerne l'article 316 L.A.T.M.P., la Cour suprême conclut qu'il est, au contraire, compatible avec la Loi sur la faillite et l'insolvabilité : dans ce cas, le droit de créance échoit à l'employeur au moment du paiement de la cotisation et aucun droit n'est accordé à la CSST, comme tierce partie, au détriment de la masse des créanciers (n° 62).
Enfin, reprenant pour l'essentiel son raisonnement en ce qui concerne le caractère supplétif du droit civil en matière de faillite (voir n° 34), la Cour suprême rejette l'argument du syndic selon lequel la compensation en equity, considérée applicable au Québec, conduirait au même conflit que celui observé dans l'arrêt Husky Oil. La Cour suprême détermine que le paragraphe 97(3) L.F.I. doit être appliqué au Québec en ayant recours aux règles du droit civil et non à celles de la common law. Le droit supplétif au Québec étant le droit civil, la compensation en equity ne peut donc, selon la Cour, pallier l'inapplication de la compensation de droit civil et être introduite dans cette province par le paragraphe 97(3) L.F.I. (n° 64).
2. Le recours au droit civil en matière de faillite
Comme nous venons de le constater, la Cour suprême a apporté dans cet arrêt une clarification importante quant au recours au droit civil en matière de faillite. Il s'agit en fait d'une double clarification, puisqu'elle ressort autant de la reconnaissance de la volonté exprimée par le législateur à cet effet, que de la mise en application rigoureuse du principe de complémentarité du droit privé des provinces dans le cadre de l'interprétation de la Loi sur la faillite et l'insolvabilité.
2.1. La volonté du législateur
À deux reprises, lorsqu'elle cherche à déterminer le contenu normatif de la notion de compensation en contexte de faillite, la Cour suprême prend soin de citer la Loi d'harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit civil[9]. Elle le fait d'abord au n° 34 de ses motifs, lorsqu'elle confirme que les règles de la compensation du droit civil s'appliquent à titre supplétif pour circonscrire le mécanisme de compensation prévu dans la Loi sur la faillite et l'insolvabilité. Elle le fait de nouveau au n° 64 de ses motifs, lorsqu'elle précise, eu égard au caractère supplétif du droit civil, que la compensation en equity de la common law ne peut être introduite au Québec par le paragraphe 97(3) L.F.I., et ne saurait donc pallier l'inapplication de la compensation de droit civil.
La Cour suprême tire ces conclusions particulières relatives à la notion de compensation à partir de cette constatation générale formulée au n° 34, au sujet du droit de la faillite dans son ensemble : « Depuis la Loi d'harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit civil, L.C. 2001, ch. 4, il est clair que le droit civil québécois agit, dans la province de Québec, comme droit supplétif en matière de faillite ». La nature générale de cette constatation est d'autant plus significative que la Loi d'harmonisation no 1 citée par la Cour suprême n'apportait aucune modification au paragraphe 97(3) L.F.I., qu'aucune disposition particulière de cette loi d'harmonisation n'est citée par ailleurs par la Cour suprême[10], et que celle-ci ne cite pas non plus la modification à la version anglaise du paragraphe 97(3) apportée par Loi d'harmonisation no 2 du droit fédéral avec le droit civil[11]. En indiquant de la sorte le principe qui doit gouverner l'interprétation de la Loi sur la faillite et l'insolvabilité lorsqu'elle se rapporte à une question de droit civil, la Cour suprême prend sans doute acte de la volonté exprimée par le législateur quant au bijuridisme et à l'initiative d'harmonisation considérée dans son ensemble[12].
Il convient de préciser ce que nous entendons ici par « volonté du législateur », car la Cour suprême parle bien, tant au n° 34 qu'au n° 64, d'une clarification (« il est clair […] ») résultant de la Loi d'harmonisation no 1. En spécifiant que le principe du recours supplétif aux règles du droit civil — le principe de complémentarité — ne fait désormais plus de doute au Québec « depuis » l'adoption de cette loi, il est implicitement entendu qu'un tel principe, auparavant, soit n'était pas assuré quant à ses fondements, soit ne faisait pas l'unanimité parmi les interprètes de la législation fédérale[13]. La promulgation de la Loi d'harmonisation no 1, comme le laisse entendre la Cour suprême, manifeste la volonté du législateur fédéral qu'une telle ambiguîté prenne fin[14]. Voilà ce dont prendrait acte la Cour suprême dans l'arrêt D.I.M.S. Construction[15]. Et cette reconnaissance, effectuée en termes généraux comme nous le signalions au paragraphe précédent, vaut à notre avis pour tous les aspects du projet d'harmonisation. Elle vaut tant pour les fondements du principe de complémentarité que les tribunaux sont invités par le législateur à respecter[16], que pour les règles d'interprétation qu'ils sont invités à appliquer[17]. En prenant ainsi le relais de la volonté exprimée par le législateur, la Cour suprême lance le signal qu'il faut tenir compte du bijuridisme législatif et ne plus chercher à trouver une solution à un problème de droit privé dans un autre système que celui qui doit trouver application.
2.2. La mise en œuvre du principe de complémentarité
Au delà de l'affirmation de principe, l'arrêt D.I.M.S. Construction constitue une démonstration exemplaire de la mise en œuvre du principe de complémentarité dans l'application des lois fédérales. Elle est exemplaire, essentiellement, pour les trois raisons que nous allons maintenant expliquer, ayant toutes rapport au fait que la Cour suprême établit, dans le cadre de son analyse, des formes d'interaction à la fois claires et souples entre la législation fédérale, le droit civil et la common law.
L'arrêt D.I.M.S. Construction illustre en premier lieu le caractère fondamentalement supplétif du droit civil en droit fédéral, c'est-à-dire son rôle de droit commun tant pour les lois québécoises[18] que pour les lois fédérales qui s'appliquent au Québec et portent sur une question de droit privé[19]. Car c'est un double, sinon même un triple arrimage, que nous voyons s'effectuer dans l'analyse menée par la Cour suprême. Le droit civil est appelé, d'abord, à définir le droit de retenue à l'article 316 L.A.T.M.P., à travers notamment la notion de subrogation. Il est ensuite appelé à « circonscrire » (n° 34) la notion de compensation employée au paragraphe 97(3) L.F.I. C'est la superposition de ces deux mécanismes en contexte de faillite qui permet enfin de déterminer l'effet conjugué de l'un sur l'autre, à savoir en particulier si le régime provincial enfreint le régime fédéral[20]. Ce qu'il importe néanmoins de retenir de l'analyse effectuée par la Cour suprême, c'est pour ainsi dire la capacité du droit civil, considéré comme droit commun, d'irriguer les composantes du droit fédéral, d'en remplir les interstices. À toutes les étapes du raisonnement, en effet, le droit civil reste présent en arrière-plan et intervient à titre supplétif, « s'applique » (n° 34), quant aux aspects non réglés par la Loi sur la faillite et l'insolvabilité[21].
L'arrêt D.I.M.S. Construction illustre également de façon très nuancée ce qui constitue le pendant du principe de complémentarité, soit la possibilité pour le législateur fédéral, dans le domaine de ses compétences, de déroger au droit des provinces, de s'en « dissocier »[22]. Malgré la reconnaissance du principe de complémentarité, la Loi sur la faillite et l'insolvabilité se voit accorder préséance sur le droit civil dans le cours de l'analyse, celui-ci ne pouvant intervenir « qu'à l'égard des aspects qui ne sont pas régis par la LFI »
(n° 34)[23]. Au caractère fluide du droit civil, s'oppose ainsi la rigidité de la législation fédérale qui vient en
quelque sorte servir de cadre d'application contraignant des règles supplétives du droit provincial. Mais si la Loi sur la faillite et l'insolvabilité conserve sa primauté, les dérogations au droit civil n'emportent toutefois pas une dissociation complète de la loi fédérale par rapport au droit provincial : le contenu de la notion de compensation est circonscrit autant par la Loi sur la faillite et l'insolvabilité que par le droit civil; la notion possède en effet un caractère mixte découlant de l'intégration du droit civil à la loi fédérale. Contrairement à d'autres décisions où l'analyse amène à refermer la porte sur le droit provincial[24], l'arrêt D.I.M.S. Construction applique le principe de complémentarité de façon flexible, faisant de la dissociation une
modalité de celle-ci au lieu de son antithèse.
Enfin, s'il conçoit la complémentarité de façon flexible à l'intérieur d'un seul système, l'arrêt D.I.M.S. Construction envoie un message très ferme quant à la possibilité de faire jouer simultanément la common law et le droit civil lorsqu'il s'agit de déterminer, en matière de faillite, les sources supplétives de droit privé. Comme nous l'avons vu, la Cour suprême a rejeté l'argument du syndic selon lequel la compensation en equity aurait été introduite au Québec par le paragraphe 97(3) L.F.I., mettant ainsi fin à une controverse[25]. À la primauté de la Loi sur la faillite et l'insolvabilité sur le droit provincial s'ajoute donc, eu égard au principe de complémentarité, la
règle du recours exclusif au droit civil dans la province de Québec : « Le droit supplétif au Québec est le droit civil et plus spécifiquement ici, les règles sur la compensation prévue au C.c.Q. »
(n° 64)[26]. Une double contrainte s'exerce donc sur l'application du droit privé en matière de faillite, la Cour suprême fermant la porte à la possibilité d'appliquer de façon transsystémique les sources provinciales dans le domaine fédéral[27]. Cela dit, soulignons tout de même ce passage où la Cour suprême note les commentaires d'auteurs d'autres provinces pour l'étude des principes propres à la Loi sur la faillite et l'insolvabilité, qualifiant ces commentaires
d'« intéressants » (n° 55). Affirmant que « le bijuridisme canadien ne permet pas d'importer les règles de la common law »
, la Cour cite ces auteurs afin de démontrer que les principes gouvernant la Loi sur la faillite et l'insolvabilité en contexte de common law sont au même effet en contexte de droit civil, lorsqu'il s'agit de subrogation. Malgré la rigidité qui se dégage de l'arrêt, en ce qui concerne les sources complémentaires du droit privé fédéral, un certain souci, voire une certaine ouverture, est donc exprimé à l'égard du système qui, en l'espèce, ne reçoit pas application[28].
3. Conclusions générales
La reconnaissance du principe de complémentarité par la Cour suprême, et les indications qu'elle fournit quant à sa mise en œuvre au plan pratique, se limitent explicitement au domaine de la faillite[29]. L'arrêt D.I.M.S. Construction permet néanmoins de faire deux constatations plus générales quant au rapport entre la législation fédérale et le droit privé des provinces. L'une a trait à la nature du principe de complémentarité et l'autre à ses conséquences sur l'uniformité d'application des lois fédérales.
La Cour suprême établit un parallèle évident entre la supplétivité au niveau provincial, soit l'application du droit civil à l'article 316 L.A.T.M.P., et la supplétivité au niveau fédéral, soit l'application du droit civil à la Loi sur la faillite et l'insolvabilité. Elle reconnaît par le fait même que la législation fédérale interagit avec le droit privé des provinces, du moins le droit civil du Québec, sur un mode analogue que la législation provinciale avec le Code civil du Québec[30]. Ce faisant, la Cour suprême confirme que le droit privé des provinces joue le rôle de droit commun dans l'ordre juridique fédéral, et que ce rapport, établi au plan constitutionnel et réaffirmé par le législateur fédéral dans la Loi d'harmonisation n° 1, prime l'intervention judiciaire au moment d'interpréter les sources du droit privé fédéral[31].
Par ailleurs, en excluant le recours à la compensation en equity pour définir au Québec la notion de compensation du paragraphe 97(3) L.F.I., la Cour suprême admet implicitement la possibilité que la législation fédérale, en l'occurrence la Loi sur la faillite et l'insolvabilité, reçoive une application différente d'une province à l'autre[32]. Il s'agit là d'une conséquence non négligeable de l'arrêt D.I.M.S. Construction, puisque le principe d'uniformité d'application des lois fédérales est parfois mis de l'avant par les tribunaux lorsqu'ils sont confrontés à des différences systémiques irréconciliables[33]. L'approche adoptée par la Cour suprême serait donc au même effet que celle mentionnée au paragraphe précédent, à savoir qu'il reviendrait au législateur fédéral et non aux tribunaux de procéder à une modification du régime fédéral de droit privé lorsque la politique législative impose une uniformisation. Bien que cela ne soit pas admis explicitement dans l'arrêt, l'on peut supposer que les tribunaux en prendront acte[34]. Il est toutefois possible aussi que la réserve judiciaire ne soit pas toujours aussi constante lorsque les enjeux différeront.
L'arrêt D.I.M.S. Construction apporte donc une clarification importante en ce qui a trait à l'interaction de la législation fédérale avec le droit privé des provinces. Parce qu'il reconnaît et applique de façon non équivoque le principe de complémentarité et qu'il met fin de façon décisive à la controverse sur la compensation en equity , ce jugement rendu au plus haut niveau constitue une référence incontournable pour la compréhension, la réaffirmation et la mise en œuvre du bijuridisme dans la législation fédérale.
Notes de bas de page
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* L'auteur est conseiller juridique à la Direction des services législatifs du ministère de la Justice du Canada. Il tient à offrir ses remerciements à Me Marc Cuerrier, avocat général principal, Me Alain Vauclair, avocat général et Me François Roberge, avocat-conseil, ministère de la Justice du Canada, pour leurs précieux commentaires. Les propos et opinions exprimés dans le présent texte n'engagent que l'auteur et ne correspondent pas nécessairement à ceux du ministère de la Justice du Canada ou du gouvernement du Canada.
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[1] D.I.M.S. Construction inc. (Syndic de) c. Québec (Procureur général), [2005] C.S.C. 52 (ci-après « D.I.M.S. Construction »). Note : les numéros entre parenthèses font référence aux paragraphes de l'arrêt.
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[2] L.R.C. (1985), c. B-3 et mod. (ci-après « L.F.I. »).
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[3] Respectivement L.R.Q. c. A-3.001 (ci-après « L.A.T.M.P. ») et L.R.Q. c. R-20 (ci-après « L.R.T.I.C. »).
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[4] Les mécanismes prévus dans ces deux lois diffèrent mais sont au même effet selon la Cour (n° 2). Dans le cas de la Loi sur les relations de travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d'œuvre dans l'industrie de la construction, il s'agit plus précisément d'un mécanisme fondé sur la solidarité de l'obligation entre l'entrepreneur et l'employeur. Dans le présent texte, il sera fait mention principalement du droit de remboursement et retenue prévu par la Loi sur les accidents de travail et les maladies professionnelles et sur lequel porte en grande partie l'analyse de la Cour.
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[5] Le paiement, effectué aux termes de l'article 316, alinéa 1 L.A.T.M.P., donne lieu à la subrogation légale prévue au Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64 (ci-après « C.c.Q. »), art. 1656 (3°).
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[6] Dans cette optique, le syndic n'est pas considéré comme représentant des créanciers. À ce sujet, la Cour cite l'arrêt récent Lefebvre (Syndic de), [2004] 3 R.C.S. 326 (ci-après « Lefebvre »). Ce dernier arrêt invoque également la double fonction du syndic dans un contexte où il s'agit de déterminer le rapport entre la Loi sur la faillite et l'insolvabilité et le droit civil du Québec.
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[7] Aux termes du droit civil, le droit de retenue ne peut être exercé si le paiement a été fait alors que des tiers ont acquis des droits. Le subrogé n'a pas plus de droits que le subrogeant (art. 1651 C.c.Q.) et, comme nous l'avons vu, la compensation ne peut s'opérer au préjudice des tiers (art. 1681 C.c.Q.).
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[8] [1995] 3 R.C.S. 453 (ci-après « Husky Oil »).
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[9] L.C. 2001, c. 4 (ci-après « Loi d'harmonisation no 1 »).
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[10] En particulier l'article 8, ajoutant les articles 8.1 et 8.2 à la Loi d'interprétation, L.R.C. (1985) c. I-21 et mod.
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[11] L.C. 2004, c. 25, art. 58. La Cour suprême applique la version anglaise du paragraphe 97(3) L.F.I. telle qu'elle apparaissait avant l'harmonisation, c'est-à-dire avant l'ajout du terme compensation après le terme set-off. La version anglaise du paragraphe 97(3) n'apparaît que dans la version anglaise du jugement et ne fait l'objet d'aucune remarque quant à son libellé.
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[12] La Cour suprême ne fait pas référence explicitement à l'article 8.1 de la Loi d'interprétation. Elle l'a pourtant fait dans l'affaire Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise, [2004] 3 R.C.S. 461 (ci-après « Peoples »), n° 29. Pour une décision de la Cour d'appel fédérale faisant une étude approfondie de ces questions, voir St-Hilaire c. Canada (P.G.), [2001] C.A.F. 63 (ci-après « St-Hilaire »).
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[13] Sur l'approche dite du « code complet » pour justifier l'autonomie de la loi fédérale par rapport au droit privé des provinces, voir Colombie-Britannique c. Henfrey Samson Belair Ltd., [1989] 2 R.C.S. 24; Banque de Montréal c. Hall, [1990] 1 R.C.S. 161; Husky Oil, précité, note 8. À ce sujet, voir Jean-Maurice BRISSON et André MOREL, « Droit fédéral et droit civil : complémentarité, dissociation », dans L'harmonisation de la législation fédérale avec le droit civil québécois et le bijuridisme canadien, Recueil d'études, Ottawa, Ministère de la Justice du Canada, 1997, pp. 213-264, à la page 237.
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[14] Quant à la « valeur pédagogique » et à l'« avantage » d'expliciter le principe de complémentarité dans une règle d'interprétation, voir : André MOREL, « L'harmonisation de la législation fédérale avec le Code civil du Québec. Pourquoi? Comment? », loc. cit., note 13, p. 25; Henry L. MOLOT, « Article 8 du projet de loi S-4 : Modification de la Loi d'interprétation », dans L'harmonisation de la législation fédérale avec le droit civil de la province de Québec et le bijuridisme canadien, Deuxième publication, fascicule 6, Ottawa, Ministère de la Justice du Canada, 2001, pp. 1-21, à la page 16.
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[15] De façon encore plus explicite au niveau de la Cour d'appel fédérale : St-Hilaire, précité, note 12; 9041-6868 Québec Inc. c. MRN, [2005] C.A.F. 334 (ci-après « 9041-6868 Québec »).
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[16] Fondements exprimés, comme le rappelle la Cour d'appel fédérale dans la décision 9041-6868 Québec, précité, note 15, au préambule de la Loi d'harmonisation no 1 et aux articles 8.1 et 8.2 de la Loi d'interprétation, introduits par cette dernière. Sur les fondements constitutionnels et historiques du principe de complémentarité, voir St-Hilaire, précité, note 12 et J.-M. BRISSON et A. MOREL, loc. cit., note 13.
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[17] Voir les articles 8.1 et 8.2 de la Loi d'interprétation.
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[18] En conformité avec la disposition préliminaire du Code civil du Québec.
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[19] En conformité avec les principes établis aux articles 8.1 et 8.2 de la Loi d'interprétation.
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[20] Dans le deuxième scénario examiné par la Cour suprême, cette superposition est plus manifeste puisque les régimes s'entrecroisent sans toutefois coïncider. Le régime provincial étant considéré comme plus restreint que le régime fédéral, le plan de répartition prévu dans la Loi sur la faillite et l'insolvabilité n'est donc pas modifié : « Le droit de retenue de l'art. 316 LATMP, dans ces circonstances, n'est pas incompatible avec les dispositions de la LFI puisqu'il n'en est qu'une application ».
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[21] Les arrêts récents de la Cour suprême vont dans le même sens : Peoples, précité, note 12; Lefebvre, précité, note 6; Ouellet (Syndic de), [2004] 3 R.C.S. 348.
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[22] L'expression « dissociation » est des auteurs J.-M. BRISSON et A. MOREL, loc. cit., note 13.
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[23] La primauté accordée à la Loi sur la faillite et l'insolvabilité est plus manifeste dans le deuxième scénario analysé par la Cour suprême. Sur cette question, voir Banque fédérale de développement c. Québec (Commission de la santé et sécurité au travail), [1988] 1 R.C.S. 1061 et plus récemment, au Québec : Maschinenfabrik Rieter AG c. Canadian Fidelity Mills, C.A. Montréal, no 500-09-012687-026, 1er novembre 2005 (ci-après « Maschinenfabrik Rieter »).
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[24] Voir Wilmington Trust Co. c. Nav Canada, C.A. Montréal, no 500-09-010326-007, 15 novembre 2004 [avis d'appel déposé le 20 juin 2005; Bulletin C.S.C., 2005, p. 964]; Canada (P.G.)c. Banque Nationale du Canada, [2004] C.A.F. 92.
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[25] Pour un résumé de cette question, voir Groupe du bijuridisme et des services d'appui à la rédaction, Direction des services législatifs, Ministère de la Justice du Canada et Direction des politiques du droit corporatif et de l'insolvabilité, Industrie Canada, « Quelques questions de politique législative », dans L'harmonisation de la sur la faillite et l'insolvabilité avec le droit civil québécois, Proposition de révision, (2003), vol. 37, nos 1-2 Revue juridique Thémis 147-184, p. 152. Voir aussi cette décision plus récente de la Cour d'appel, citant la Loi d'harmonisation n° 1 : Montreal Fast Print Ltd. c. Édifice 9500 Inc., C.A. Montréal, no 500-09-010582-013, 16 juin 2003.
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[26] On en déduit, en ce qui a trait au droit supplétif, qu'il y a recours exclusif à la common law (incluant le droit statutaire) dans les autres provinces.
- [27] Sur cette question controversée, voir Ruth SULLIVAN, « The Challenges of Interpreting Multilingual, Multijural Legislation », (2004), vol. 29, no 3 Brooklyn Journal of International Law 985-1066. À noter toutefois cet avertissement formulé par le juge Décary de la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt 9041-6868 Québec, précité, note 15, par. 6 :
« Mais l'exercice n'en est pas un de droit comparé et l'objectif ultime n'est pas l'obtention d'un résultat uniforme. L'exercice, au contraire, et c'est là le vœu même du Parlement canadien, est de s'assurer que la démarche du tribunal se situe à l'intérieur du système applicable et l'objectif ultime est de préserver l'intégrité de chacun des systèmes juridiques. »
-
[28] Sur la présence d'une « tendance comparatiste » ou d'un « dialogue » dans l'interprétation des lois fédérales par la Cour suprême, voir France ALLARD, « La Cour suprême du Canada et son impact sur l'articulation du bijuridisme », dans L'harmonisation de la législation fédérale avec le droit civil de la province de Québec et le bijuridisme canadien, Deuxième publication, fascicule 3, Ottawa, Ministère de la Justice du Canada, 2001.
-
[29] La Cour écrit au n° 34 :
« […] il est clair que le droit civil québécois agit, dans la province de Québec, comme droit supplétif en matière de faillite »
. (Notre gras). -
[30] J.-M. BRISSON et A. MOREL, loc. cit., note 13, 215.
-
[31] À ce sujet, comparer R. SULLIVAN, loc. cit., note 27.
-
[32] Au même effet, comparer Re Giffen, [1998] 1 R.C.S. 91.
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[33] À ce sujet, voir J.-M. BRISSON et A. MOREL, loc. cit., note 13, 257.
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[34] À propos de la réception des initiatives du législateur en matière d'harmonisation, voir la première décision citant l'arrêt D.I.M.S. Construction : Maschinenfabrik Rieter, précité, note 23.
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