Le bijuridisme législatif Canadien :
Expression d'une dualité juridique

III. Le bijuridisme législatif : le comment du pourquoi

Quoique l'application de la législation fédérale se veuille pancanadienne, elle n'opère pas nécessairement à l'intérieur d'un rapport de complémentarité avec le droit provincial. La législation fédérale peut en fait être autonome et ainsi se dissocier du droit privé des provinces ou encore, être rédigée pour les fins d'une application unijuridique[62]. Nullement est-il question ici de nier l'existence même des principes reliés au bijuridisme. Pourtant, la réalité inscrite dans le cadre constitutionnel canadien dicte que le bijuridisme législatif n'est requis que lorsque la législation fédérale doit opérer dans des contextes de droit civil et de common law et entend s'appuyer sur les règles, principes et institutions du droit privé provincial. Dans de tels cas, le bijuridisme législatif vise à assurer l'accessibilité et l'application sans heurts de la législation fédérale sur un territoire où deux langues officielles et deux traditions juridique sont des sources reconnues du droit en matière de propriété et droit civil. À l'intérieur de ce lien de complémentarité le but du bijuridisme législatif est de veiller au respect du génie propre à chaque tradition juridique dans les deux versions linguistiques d'un texte législatif. Dans cette optique, nous nous attarderons seulement aux situations où la législation fédérale opère dans le contexte bijuridique du droit privé provincial.

Le « pourquoi »

Il est sans équivoque que l'application et l'interprétation des règles législatives fédérales dans un contexte de droit civil est au centre des préoccupations en matière de bijuridisme législatif canadien. D'ailleurs, l'application de la législation fédérale au Québec a, depuis 1867, certes connue quelques ratés… Ces difficultés se sont accrues dès l'entrée en vigueur du C.c.Q. qui, sans complètement bouleverser le droit antérieur, a entraîné suffisamment de changements, aux chapitres substantiel et terminologique, pour provoquer d'importantes ruptures avec la législation fédérale. Ainsi, dans certains cas, la législation fédérale peut se trouver à référer à des concepts et institutions qui n'existent désormais plus en droit civil québécois ou encore, ont vu leur régime juridique complètement réorganisé. C'est par exemple le cas en droit des sûretés et en droit des fiducies. Ces ponts rompus entre le droit privé québécois et la législation fédérale doivent donc être rétablis. C'est sur ces bases qu'un exercice de révision, par lequel on s'attaque aux problèmes qui découlent des distinctions fondamentales entre le droit civil et la common law mais aussi à ceux qui sont tributaires de la réforme du droit civil québécois, a été mis en place.

Par ce processus de révision, on veut rendre bijuridique toute législation qui ne l'est pas et qui devrait l'être en raison de son application dans un contexte de droit civil au Québec et dans une ou plusieurs des provinces de common law. En conséquence, l'intention du législateur fédéral doit être exprimée dans un langage compréhensible à chaque tradition juridique plutôt que dans les seuls termes de la common law comme c'était souvent le cas par le passé[63]. Toutefois, il faut faire preuve de prudence à ce chapitre puisque un texte législatif peut fort bien ne trouver application que dans une province précise. Dans ces cas, la norme législative fédérale ne devrait pas être exprimée de façon bijuridique mais bien plutôt en fonction des termes précis de la tradition juridique d'usage dans la province donnée. De plus, dans certaines circonstances, bien que l'intention soit pour une application bijuridique de la politique ou de la règle législative, elle peut toutefois avoir été expressément calquée sur les règles, principes et institutions spécifiques à une tradition juridique et devrait ainsi être adaptée dans l'autre tradition juridique au lieu d'y être artificiellement assimilée ou transplantée.

Dans la même veine, afin que le corpus législatif actuel respecte pleinement le bijuridisme législatif, on doit veiller à réécrire, lorsque nécessaire, les versions anglaise ou française d'une loi ou d'un règlement afin d'y insérer, dans chacune, un vocabulaire respectueux du droit civil et de la common law[64]. Ce faisant, on cherche également à rétablir les points d'ancrage brisés lors de la réforme du droit civil québécois en adaptant le texte législatif fédéral à la nouvelle terminologie, aux institutions et aux normes actuelles de droit civil. Sont ainsi corrigés divers problèmes dont la désuétude terminologique qui résulte de la mise de l'avant d'une nouvelle terminologie de droit civil pour désigner des concepts ou institutions qui demeurent autrement inchangés, l'incompatibilité avec les nouveaux principes de certaines institutions ou règles de droit civil qui ont été remplacées ou supprimées, de même que les problèmes reliés à l'emploi d'une terminologie inadéquate en contexte qui pourrait donner lieu à une disparité de contenu de la loi[65].

Souvent une question de terminologie, la révision bijuridique ne tend pas à changer la portée du texte législatif et se fait dans le respect de l'intention législative du texte. À l'intérieur de ces limites, cette révision peut par contre avoir des incidences sur le droit substantif puisque la réforme du droit privé québécois portait non seulement sur la terminologie mais également sur les fondements mêmes de certaines institutions, règles ou principes[66].

Le « comment »

Comme nous l'avons mentionné, dans les cas où elle s'appuie effectivement sur les matières relevant de « propriété et droits civils », la législation fédérale doit généralement non seulement être bijuridique mais elle doit l'être de façon bilingue. Cette approche à quatre voix comporte un certain élément d'innovation en matière de rédaction législative. Puisque le recours à un langage descriptif de type générique n'est pas toujours suffisant pour bien cerner la norme, le recours à certaines techniques favorisant le plus possible l'expression et la compréhension bijuridiques de la norme peut être l'approche la plus souhaitable. Ce faisant, il s'agit donc d'éviter la confusion, l'ambiguïté ou la dissonance.

Ainsi, une première technique de rédaction utilisée est l'emploi d'un terme neutre[67]. Dans un contexte de bijuridisme, l'objectif est de formuler une norme de droit privé – par exemple, par l'utilisation d'un langage commun – pour qu'elle s'applique tant en fonction du droit civil que de la common law des provinces. Ce langage commun ou neutre peut correspondre à une description en des termes génériques de la politique ou de l'objectif sous-jacent la mesure législative plutôt que par le recours à la terminologie juridique précise. Aussi, ce langage neutre peut s'entendre soit de l'acception ordinaire d'un terme ou d'une acception juridiquement neutre, c'est-à-dire qui désigne des notions ou des institutions appartenant à chacun des systèmes juridiques et dont le contenu spécifique est déterminé en fonction du droit privé de référence. Puisqu'il interpelle tant les notions ou institutions de droit civil que de la common law, le terme neutre est, en ce sens, bijuridique.

La définition[68] est aussi une technique qui peut être utile en contexte de rédaction bijuridique. En délimitant spécifiquement le sens d'un terme en contexte d'un texte législatif, la définition a pour effet de neutraliser, pour ce texte donné, le vocabulaire choisi afin d'exprimer la norme tant pour les auditoires de droit civil que de common law. D'une certaine manière, la technique de la définition sert à sculpter la norme bijuridique en fonction des besoins spécifiques du législateur.

Une autre technique, mise de l'avant afin de relever le défi du bijuridisme législatif est celle du doublet. Cette technique reflète la spécificité des systèmes juridiques en référant de façon précise aux règles, principes et institutions de droit privé de chacun dans le texte législatif[69]. Toutefois, on notera que ce qui est gagné en précision peut être perdu en concision puisque l'emploi du doublet peut alourdir le texte car les termes propres à chaque système juridique sont insérés à la disposition législative. De même, l'emploi du doublet impose à chaque auditoire de reconnaître, à l'intérieur de la disposition, la terminologie applicable dans son système de droit et impose, par le fait même, de faire abstraction de la terminologie propre à l'autre système de droit. Ceci dit, pour un système juridique donné, le doublet a l'avantage d'être sans équivoque quant à la notion ou l'institution à laquelle on réfère dans le contexte de la disposition.

Finalement, certaines circonstances exigeront que la règle de droit privé soit clairement circonscrite sur le plan territorial ou systémique[70]. Cette technique consiste à rédiger la norme en fonction de la terminologie, des règles, des principes et des institutions propres à chaque tradition de droit privé, tout en encadrant expressément son application, par l'emploi d'une expression telle que « dans la province de Québec », « dans les autres provinces », « ailleurs au Canada » ou « pour l'application du droit civil ». Cette technique s'inscrit dans l'exception prévue à la règle générale du paragraphe 8(1) de la Loi d'interprétation quant à l'application territoriale d'une loi : « [s]auf disposition contraire y figurant, un texte s'applique à l'ensemble du pays ». Il va sans dire que le recours à cette technique répond à des besoins spécifiques, lorsqu'il est nécessaire de circonscrire l'application de la norme juridique à une partie déterminée du pays, que ce soit par le biais d'une délimitation territoriale ou systémique. Cette technique a d'ailleurs été utilisée pour répondre aux impératifs de la législation fiscale afin d'étendre la portée de la norme législative à des situations juridiques en fonction d'une tradition juridique donnée, peut importe le territoire où elle s'applique.

Voilà différentes techniques de rédaction employées à ce jour par le législateur fédéral dans le contexte du bijuridisme législatif. L'approche préconisée est technique, sans artifice sur le plan typographique[71] et il en revient généralement à l'auditoire visé d'identifier les termes applicables dans son système de droit.

Règles d'interprétation bijuridique

Le fait que les règles de droit privé au sein de la législation fédérale doivent désormais être rédigées de sorte à s'adresser explicitement à quatre auditoires juridiques peut causer certaines appréhensions quant à la compréhension et l'interprétation du texte bijuridique. L'adoption par le Parlement de règles d'interprétation bijuridique à la Loi d'interprétation[72] vise à simplifier l'interprétation, l'application et la compréhension de la législation fédérale. Ces règles exposent certains principes et, à ce titre, constituent un guide en matière d'interprétation bijuridique.

D'une part, ces règles d'interprétation reconnaissent formellement le bijuridisme canadien et le principe de la complémentarité de la législation fédérale avec le droit privé des provinces en matière de propriété et de droits civils[73] :

8.1 Tradition bijuridique et application du droit provincial

Le droit civil et la common law font pareillement autorité et sont tous deux sources de droit en matière de propriété et de droits civils au Canada et, s'il est nécessaire de recourir à des règles, principes ou notions appartenant au domaine de la propriété et des droits civils en vue d'assurer l'application d'un texte dans une province, il faut, sauf règle de droit s'y opposant, avoir recours aux règles, principes et notions en vigueur dans cette province au moment de l'application du texte.

Avec l'article 8.1 de la Loi d'interprétation, tant la common law que le droit civil font autorité et sont tous deux sources de droit en matière de propriété et de droits civils. Le caractère ambulatoire du droit privé provincial auquel réfère la législation fédérale y est également affirmé. Et, sous réserve de règles de droit s'y opposant, ce sont donc les règles, principes et notions en vigueur dans la province au moment de l'application du texte qui servent à compléter le sens et l'interprétation de la législation fédérale.

D'autre part, ces règles d'interprétation établissent également certains paramètres pour l'interprétation bijuridique d'un texte législatif en matière de propriété et de droits civils :

8.2    Terminologie

Sauf règle de droit s'y opposant, est entendu dans un sens compatible avec le système juridique de la province d'application le texte qui emploie à la fois des termes propres au droit civil de la province de Québec et des termes propres à la common law des autres provinces, ou qui emploie des termes qui ont un sens différent dans l'un et l'autre de ces systèmes.

L'article 8.2 de la Loi d'interprétation s'attarde plutôt à la terminologie utilisée dans un texte législatif fédéral afin de décrire la norme de droit privé. On cherche ainsi à faciliter la compréhension des textes de loi fédéraux dans un contexte de bijuridisme. À moins de s'en dissocier, un texte doit être compatible avec le droit privé de la province d'application. Seule la terminologie ou la connotation compatible avec le droit civil devrait trouver application au Québec et inversement, seule la terminologie ou la connotation compatible avec la common law devrait être considérée dans les autres provinces.

En contexte de l'interprétation de la législation fédérale, les articles 8.1 et 8.2 de la Loi d'interprétation visent à assurer la reconnaissance de la dualité juridique présente en droit canadien de même que la possibilité qu'une même disposition législative puisse être appliquée différemment en fonction du lieu d'application.

Outils administratifs

Il ne fait aucun doute que les techniques de rédaction bijuridique doivent être communiquées efficacement à la communauté juridique et à la population en général. Il s'agit là d'un aspect important du bijuridisme législatif canadien puisque l'incorporation au sein de la législation fédérale de la terminologie de quatre auditoires juridiques – le droit civil et la common law en anglais et en français – ne peut passer inaperçue. L'approche préconisée en rédaction législative bijuridique peut certes à l'occasion surprendre. Cela étant, et afin d'aider à l'assimilation de l'approche bijuridique et d'en assurer l'efficacité, des outils de nature administrative ont été mis en place.

Par exemple, en réponse aux inquiétudes soulevées quant à la lisibilité et la compréhension d'une disposition bijuridique, le ministère de la Justice du Canada, conformément à l'engagement pris devant le Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, a créé des fiches terminologiques bijuridiques à titre d'outil pouvant servir à interpréter et appliquer une modification législative introduite en contexte de bijuridisme[74]. Ces fiches expliquent brièvement les problèmes rencontrés dans les dispositions législatives modifiées, décrivent les solutions adoptées pour y remédier et identifient, dans les deux langues officielles, la terminologie de droit civil et de common law[75]. La pertinence de ces fiches a par ailleurs déjà été démontrée dans une décision unanime de la Cour suprême du Canada, rendue dans l'affaire Schreiber[76]. Dans cette décision, la Cour suprême s'est notamment référée aux fiches bijuridiques afin de confirmer que le changement apporté à l'alinéa 6a) de la Loi sur l'immunité des états[77] visait à introduire la terminologie de droit civil dans la disposition et non à en modifier la substance[78].

À ces fiches s'ajoutent, en contexte fiscal, les notes explicatives qui sont utilisées afin d'expressément identifier les modifications législatives introduites pour les fins du bijuridisme législatif et ainsi alerter le lecteur quant à l'objectif poursuivi.

Finalement, afin de favoriser davantage la diffusion de l'information au public, le ministère de la Justice a publié, seul ou en collaboration, un certain nombre de recueils[79] dédiées exclusivement au bijuridisme législatif qui sont, pour la plupart, également disponible sur le site internet du ministère de même que sur le Site du bijuridisme législatif canadien[80].

Nul ne doutera que la mise en place de ces différents outils administratifs est un élément important du bijuridisme législatif. C'est une chose de s'adresser adéquatement à quatre auditoires juridiques du droit en matière de propriété et de droits civils mais encore faut-il que l'approche et les techniques choisies pour ce faire soient comprises de ces auditoires. La création de documents d'appui à l'interprétation et à la compréhension des modifications de même que des techniques de rédaction en matière de bijuridisme constitue, en ce sens, un défi important.

Conclusion

Au Canada, il est sans équivoque que la législation fédérale trouve généralement application tant dans un environnement de droit civil que dans un environnement de common law. Il est aussi clair que le bijuridisme est un signe distinctif de la fédération canadienne que le Parlement s'est engagé à respecter, en sus de son obligation constitutionnelle au bilinguisme législatif. La législation fédérale doit ainsi être accessible, intelligible et applicable sur tout le territoire canadien, tant en common law en français et en anglais qu'en droit civil en français et en anglais. Ceci constitue en soi tout un défi que doit relever le législateur fédéral !

Afin de s'adresser adéquatement à ces quatre auditoires du droit, on doit donc s'assurer que le bon vocabulaire est employé lorsque la législation fédérale fait appel aux règles de droit privé des provinces. C'est sur cet aspect que la réforme apportée au droit civil québécois a eu le plus d'impact sur la législation fédérale car elle a mis en évidence le besoin de revoir le corpus législatif afin d'y atténuer les diverses dissonances avec le vocabulaire et les institutions de droit civil. À ceci s'ajoute le développement de plus en plus marqué d'un vocabulaire juridique de la common law en français dont la législation fédérale doit également tenir compte, de même que le développement de la common law de chaque province à travers la jurisprudence et les mesures législatives.

Ceci dit, et au risque de se répéter, les modifications législatives apportées afin de mieux refléter le bijuridisme ne visent pas à changer l'économie de la loi ou l'ordre des choses ni, en matière fiscale, les principes fiscaux d'équité horizontale[81] et verticale. Sous réserve d'une intention claire d'uniformisation de la norme, l'exercice sert plutôt à assurer l'atteinte du résultat recherché en fonction des règles du droit privé de la province d'application. En matière de bijuridisme et d'harmonisation, ces quelques mots empruntés du professeur André Tunc nous semblent bien résumer la situation : « [i]l ne s'agit pas de tout bouleverser, mais de tout revoir »[82]! En gardant ces propos à l'esprit, le bijuridisme législatif, ultimement, « vise à clarifier la législation fédérale, à réduire les problèmes d'interprétation, et à faciliter l'application des textes législatifs fédéraux partout au pays »[83].