L'HARMONISATION DE LA LÉGISLATION FÉDÉRALE EN MATIÈRE DE FAILLITE ET D'INSOLVABILITÉ AVEC LE DROIT CIVIL DE LA PROVINCE DE QUÉBEC : QUELQUES PROBLÉMATIQUES

Par Alain Vauclair[1],
avocat-conseil,
Section du Code civil,
ministère de la Justice du Canada
Par Martin-François Parent,
conseiller juridique,
Section du Code civil,
ministère de la Justice du Canada

Introduction

Le présent texte a pour but de faire le point sur le travail du ministère de la Justice du Canada en ce qui concerne l'harmonisation de la Loi sur la faillite et l'insolvabilité[2] [ci-après L.F.I.] avec le droit civil du Québec. Nous avons voulu y traiter de quelques-unes des problématiques les plus importantes mais également les plus passionnantes que cette harmonisation présente. Comme nos travaux en sont à une étape encore préliminaire, nous nous sommes limités à ne livrer ici qu'un ensemble d'observations et de constats. À cet égard, il importe de noter qu'aucune recommandation de modification législative n'est ici proposée, pas plus qu'elle ne devrait se déduire des propos qui suivent. En revanche, nous serons forts heureux de recueillir tous les commentaires que vous pourriez formuler au sujet de l'une ou l'autre de ces problématiques d'harmonisation.

En termes généraux, l'harmonisation consiste, d'abord, à réviser toutes les lois et tous les règlements fédéraux dont l'application requiert le recours au droit privé provincial et, ensuite, à en harmoniser le contenu de sorte qu'ils intègrent les notions, concepts et vocabulaire du droit civil québécois. L'harmonisation des lois fédérales avec le droit civil québécois consiste, ainsi, à refléter l'interaction du droit fédéral avec le droit privé.

Le droit privé canadien émane de deux traditions juridiques distinctes : le droit civil et la common law. La tradition civiliste tient son origine du droit français introduit par la colonisation, aboli par la cession de la Nouvelle-France à l'Angleterre et rétabli par le Parlement de Londres par l'Acte de Québec. La tradition de common law, de son côté, est issue des colonies britanniques qui se sont jointes peu à peu à la fédération canadienne. Afin d'établir les pouvoirs des divers parlements de la nouvelle fédération, la Constitution canadienne a partagé les compétences législatives sur le droit privé entre les législateurs provinciaux — une compétence générale en matière de propriété et de droit civil — et le législateur fédéral — une compétence exceptionnelle sur certaines matières dont la faillite et l'insolvabilité. La nature exceptionnelle de la compétence du législateur fédéral en matière de droit privé explique, au moins en partie, les liens de dépendance qui unissent la législation fédérale et la législation provinciale. Interagissant avec deux traditions juridiques distinctes, la législation fédérale est, à cet égard, bijuridique.

À travers le monde, les cas de bijuridisme sont nombreux. Le plus souvent, il est le résultat de la juxtaposition de deux systèmes juridiques. Ce qui est particulier dans l'exemple canadien est la présence de deux traditions juridiques distinctes au sein d'un même corpus législatif. On peut, en conséquence, qualifier la législation fédérale en matière de droit privé de « droit mixte » ou, plus exactement, de « droit privé mixte ». Ce qui est encore plus particulier, au Canada, est que cette « mixité » évolue en contexte de bilinguisme. On peut dire de l'expérience canadienne en matière d'harmonisation qu'elle est, à cet égard, tout à fait unique.

Concrètement, le bijuridisme canadien représente un défi de taille pour le législateur fédéral. Ce dernier doit non seulement tenir compte des particularités conceptuelles et terminologiques respectives du droit civil et de la common law, mais il doit aussi tenir compte des nombreux changements qu'a entraînés la réforme du droit civil en 1994. En effet, le législateur québécois a alors abandonné de vieux concepts de droit civil pour en introduire de nouveaux. Au point de vue terminologique, certains termes sont devenus désuets alors que de nouvelles expressions sont nées. C'est pourquoi le législateur fédéral a choisi de procéder à une véritable harmonisation de ses lois avec le droit civil québécois.

Toutefois, il est possible de trouver des normes juridiques faisant appel à aucune des deux traditions juridiques. On dira alors que la norme se « dissocie » du droit privé des provinces et qu'elle est une forme de « droit autonome ». Dans ces cas, l'harmonisation ne sera pas nécessaire puisque l'on ne pourra pas relier la norme à l'une ou l'autre des deux traditions juridiques.

Dans ce texte, nous verrons, en premier lieu, les liens complémentaires qui unissent la L.F.I. et le droit privé des provinces. Par la suite, nous aborderons quelques problématiques que soulève l'harmonisation de la L.F.I. avec le droit civil québécois.

1. Liens complémentaires entre la L.F.I. et le droit privé des provinces

1.1. Les origines historiques de la L.F.I.

Un retour dans l'histoire n'est pas sans intérêt pour comprendre les enjeux de l'harmonisation de la L.F.I. avec le droit civil québécois. Il permet de constater les liens complémentaires qui se sont tissés au fil des ans entre une loi d'inspiration britannique et un droit commun d'origine civiliste. Nous verrons d'abord l'adoption des premières lois de faillite canadiennes, puis l'abrogation des lois de faillite, le contexte de l'adoption de la loi de faillite moderne et, enfin, la loi actuelle.

Une fois mâtée la révolte des Patriotes, le Conseil spécial du Bas Canada, nommé titulaire du pouvoir législatif colonial par le Parlement de Londres, a procédé, entre 1838 et 1841, à l'adoption de nombreuses lois commerciales d'inspiration britannique dont la première loi de faillite canadienne.[6] Dès 1843, on a étendu l'application de cette loi à l'ensemble du Canada-Uni.[7] La principale refonte de cette loi, en 1864,[8] a tout juste précédé l'adoption du Code civil du Bas Canada[9] [ci-après C.C.B.C.] dans lequel on retrouvait de nombreuses dispositions régissant la faillite et l'insolvabilité, dont l'action paulienne.[10] Ces dispositions relèveront, à partir de la Confédération, de la compétence exclusive du législateur fédéral.[11] En 1875, ce dernier a abrogé les lois de faillite dont s'étaient dotées l'Île-du-Prince-Édouard et la Colombie-Britannique, et a fait de sa propre loi de faillite la seule loi applicable au Canada en ce domaine.[12]

Abrogation des lois de faillite (1880-1919)

À la suite d'une crise économique majeure marquant les années 1870, le législateur fédéral a pris la décision d'abroger sa loi de faillite.[13] En Chambre, lors des débats houleux entourant l'adoption du projet de loi procédant à cette abrogation, on a opiné que les créanciers dont les débiteurs connaîtraient de graves problèmes financiers pourraient s'en remettre au droit privé des provinces.[14] Considérant cette curieuse situation, le Conseil privé d'Angleterre a reconnu aux législateurs provinciaux le pouvoir d'occuper le champ de compétence attribué au législateur fédéral.[15] C'est ainsi qu'on a adopté, dans les provinces de common law, des lois sanctionnant les paiements frauduleux[16] et, au Québec, des modifications au Code de procédure civile [ci-après C.P.C.]régissant le dépôt volontaire.[17]

Adoption de la loi de faillite moderne (1919-1949)

Après un silence de près de quarante ans, le législateur fédéral a repris l'exercice de sa compétence exclusive en matière de faillite et d'insolvabilité.[18] Il est bon de noter que le ministre de la Justice de l'époque avait souligné en Chambre l'importance, pour le législateur fédéral, de respecter le droit privé des provinces et, en particulier, le droit civil de la province de Québec.[19] Ces nobles intentions ne se sont toutefois pas concrétisées dans la Loi de faillite,[20] directement inspirée de la Loi sur la faillite britannique.[21] C'est ainsi que le législateur fédéral a importé dans la législation canadienne de nombreux mécanismes étrangers au droit civil québécois dont la cession de biens, la pétition en faillite, l'ordonnance de séquestre, pour en nommer que quelques-uns.

Loi actuelle (1949-2000)

Depuis 1949, le législateur fédéral a révisé la L.F.I. à quelques reprises. Ces révisions ont été l'occasion, pour ce dernier, d'introduire de nouveaux mécanismes dont la proposition de consommateur, les questions reliées à l'environnement, les règles encadrant l'exercice des recours des créanciers garantis, la faillite internationale, la faillite des courtiers en valeurs mobilières, entre autres.[22] Toutefois, le cœur et l'âme de la L.F.I. demeurent fortement imprégnés de common law. De son côté, le législateur québécois a lui aussi procédé à une révision législative et a introduit le Code civil du Québec[23][ci-après C.C.Q.] comprenant, notamment, une révision en profondeur du régime des sûretés.

On peut retenir de ce qui précède que les enjeux concernant l'harmonisation de la L.F.I. avec le droit civil québécois ont marqué l'histoire législative canadienne. Si l'on a reconnu l'importance de la tradition de droit civil, si l'on a reconnu les liens complémentaires qui unissent la loi de faillite fédérale avec le droit privé des provinces, il n'en demeure pas moins que l'harmonisation de la L.F.I. présente un problème de fond, soit l'arrimage d'une loi fédérale inspirée d'un modèle britannique à une tradition civiliste récemment modernisée.

1.2. La reconnaissance jurisprudentielle des liens complémentaires unissant la L.F.I. au droit privé

La jurisprudence a reconnu les liens complémentaires unissant la Loi sur la faillite fédérale et le droit privé de la province de Québec. Cela a donné lieu à des passages forts intéressants émanant du plus haut tribunal du pays. Il s'agit des propos du juge Beetz dans l'affaire Robinson ainsi que ceux du juge Pigeon dans l'affaire Rainville.

L'affaire Robinson c. Countrywide Factors Ltd[24]

Dans l'affaire Robinson, il était question de la validité du recours d'un syndic de la Saskatchewan qui s'était appuyé sur les dispositions du Fraudulent Preferences Act[25]pour faire annuler un paiement qu'il croyait frauduleux. Cette affaire s'est rendue jusqu'en Cour suprême du Canada où l'on a débattu de la constitutionnalité de la loi provinciale en regard du partage des compétences. Considérant cette question, le juge Beetz a souligné les liens qui unissent le droit privé des provinces au droit de la faillite en déclarant que :

« L'insolvabilité est au centre des parties de la common law et du droit civil qui traitent notamment d'hypothèque, de nantissement, de gage, de cautionnement et de garantie des créances en général qui sont implicitement ou explicitement fondées sur le risque d'insolvabilité et qui produisent leur plein effet lorsque le risque est devenu réalité (…) ».[26]

Le juge a poursuivi en déclarant que « le Parlement ne peut facilement exercer sa compétence principale et ses pouvoirs accessoires sans un certain degré de chevauchement, auquel cas la loi fédérale prévaut (…) ».[27] En conclusion, il a repris les termes mêmes du paragraphe 72(1) de la L.F.I. en ajoutant qu'en édictant cet article « le Parlement, loin de renoncer à la règle d'incompatibilité d'application, a en fait visé au plus haut niveau possible d'intégration légale des lois fédérales et provinciales ».[28]

L'affaire Rainville[29]

Une des plus célèbres citations du juge Pigeon se trouve dans le jugement de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Rainville.[30] Dans cette affaire, il s'agissait de déterminer si l'on devait reconnaître pour les fins de la Loi sur la faillite, le privilège qu'une loi provinciale accordait à la Couronne. Le juge Pigeon, après avoir brièvement résumé les faits et les prétentions des parties, y est allé d'une observation d'une pertinence étonnante dans le contexte du programme d'harmonisation fédéral actuel. Il déclare :

« On touche ici à un problème majeur dans l'interprétation de la législation fédérale et il convient pour bien en juger de s'arrêter un instant à considérer la difficulté de la tâche des rédacteurs de ces lois. Ils doivent non seulement élaborer un texte législatif dans les deux langues mais aussi le plus souvent le faire en fonction de deux systèmes juridiques différents : le droit civil du Québec et la common law des autres provinces. Dans la législation sur la faillite qui tranche à chaque instant dans les domaines du droit provincial public et privé, la tâche est particulièrement ardue. Il ne faut donc être surpris d'y rencontrer d'énormes difficultés. Au surplus, inutile de le cacher, la Loi sur la faillite de 1949 comme la Loi de faillite de 1919 est non seulement inspirée presque totalement de source anglaise mais aussi médiocrement servie par le rédacteur de la version française ».[31]

Cette déclaration a été récemment citée par les juges de la Cour d'appel du Québec dans l'affaire Château d'Amos.[32]

1.3. La formation d'une équipe de travail au sein du ministère de la Justice pour l'harmonisation de la L.F.I.

Reconnaissant l'existence des liens complémentaires unissant la L.F.I. avec le droit civil québécois et devant la complexité des enjeux soulevés par l'harmonisation de la loi fédérale, le ministère de la Justice du Canada a choisi de procéder à la révision de celle-ci à titre de projet pilote d'harmonisation. À cet effet, des professeurs ont été consultés et une équipe de travail a été constituée.

Études des professeurs

Depuis 1995, le ministère de la Justice a approché une impressionnante brochette d'experts dans divers domaines juridiques — soit les professeurs Jacques Deslauriers, Albert Bohémier, Jacques Auger et Roderick Macdonald — afin de poser un premier diagnostic sur le travail d'harmonisation à accomplir en matière de faillite et d'insolvabilité. Ces derniers ont tous affirmé la nécessité de procéder à l'harmonisation de la L.F.I. Le professeur Albert Bohémier concluait un article consacré à ce sujet en affirmant que « [l]'auteur demeure néanmoins convaincu que l'adoption de solutions appropriées quant aux sujets abordés améliorerait grandement la situation actuelle » [soulignement ajouté].[33]

Les professeurs Jacques Auger, Albert Bohémier et Roderick A. Macdonald étaient un peu plus explicites en écrivant, dans les premières pages d'un article portant sur le traitement des créanciers dans la L.F.I., qu'« [i]l est clair que la L.F.I. et le Code civil sont dans une situation d'interdépendance réciproque et il importe de ce fait que la plus grande harmonie règne entre eux » [soulignement ajouté].[34]

Pour des raisons diverses, toutefois, les premières tentatives d'harmonisation de la L.F.I. avec le droit civil québécois, notamment la modification de la définition de « créancier garanti », ne se sont pas concrétisées en texte législatif.[35] Pourtant, comme l'affirmait le professeur Jacques Deslauriers, « [l]'harmonisation entre la Loi sur la faillite et l'insolvabilité et le Code civil du Québec est urgente » [soulignement ajouté].[36]

L'opinion de ces experts achève de nous convaincre de l'incontournable et pressante tâche que représente l'harmonisation de la L.F.I. avec le droit civil québécois.

Constitution de l'équipe faillite

En juillet 1999, la Section du Code civil a procédé à la constitution d'une équipe de juristes à qui l'on a confié le mandat de procéder à la révision de la L.F.I. et des Règles générales sur la faillite et l'insolvabilité[37] [ci-après R.G.F.I.] dans le but d'harmoniser ces textes en entier avec le droit civil québécois. Un partenariat a aussi été mis en place avec Industrie Canada, ministère responsable de cette loi. Suite à ses travaux préliminaires, cette équipe a constaté la présence au sein de la L.F.I. de problèmes propres à cette loi ainsi que d'autres problèmes tout aussi importants mais plus généraux. C'est ce que nous verrons maintenant.