L'HARMONISATION DE LA LÉGISLATION FÉDÉRALE EN MATIÈRE DE FAILLITE ET D'INSOLVABILITÉ AVEC LE DROIT CIVIL DE LA PROVINCE DE QUÉBEC : QUELQUES PROBLÉMATIQUES
2. Problèmes propres à la L.F.I.
2.1. La définition de créancier garanti
La définition de « créancier garanti »
est une des dispositions les plus importantes de la L.F.I. et l'harmonisation de cette définition avec le droit civil québécois implique des conséquences économiques pour les créanciers participant à une faillite qui, certes, ne sont pas négligeables. Elle soulève, en ce qui concerne notre propos, une problématique en plusieurs volets soit : la désuétude de la terminologie qu'elle continue d'employer, la nature des mécanismes qui confèrent le statut de créancier garanti et la question des « sûretés propriétés »
et des « sûretés-fiducies »
. Nous verrons aussi en quoi consistaient les propositions de modification des premiers projets de loi d'harmonisation.
La définition de créancier garanti que l'on trouve à l'article 2 de la L.F.I. renvoie à des concepts de droit privé, plus précisément à ceux du domaine des sûretés.[38] C'est le cas, par exemple, du « nantissement »
et du « privilège »
. Sous l'empire du C.C.B.C., la présence des termes « nantissement »
et « privilège »
dans l'énumération de la définition de créancier garanti et le traitement jurisprudentiel dont ils ont fait l'objet permettaient une certaine adéquation entre le C.C.B.C. et la L.F.I. Les sûretés réelles qui étaient reconnues par le C.C.B.C. l'étaient aussi par la L.F.I., sous réserve de l'application du paragraphe 70(1) et de l'article 136 de la
L.F.I. et de l'interprétation tirée de l'expression« sur ou contre les biens du débiteur ou sur une partie de ses biens à titre de garantie d'une dette »
.
L'entrée en vigueur du C.C.Q., le 1er janvier 1994, a modifié de façon importante le droit des sûretés. Sous réserve des dispositions transitoires prévues par la Loi sur l'application de la réforme du Code civil,[39] les privilèges créés par le C.C.B.C. ou découlant de lois spéciales ont été abolis. Pour le bénéfice de certains créanciers, le législateur a introduit un nouveau concept : les priorités. Or, les « priorités »
ne sont pas de même nature que les « privilèges »
. Sans qu'il ne soit nécessaire de procéder à leur inscription pour en bénéficier, elles confèrent un droit de préférence qui supplante, en principe, celui des créanciers hypothécaires, peu importe
la date de l'inscription de l'hypothèque.[40] Par conséquent, l'énumération que l'on retrouve à la définition de « créancier garanti »
prévue par la L.F.I. comporte une terminologie désuète.
Les sûretés réelles
La définition de « créancier garanti »
énumère une série de mécanismes de sûreté portant« sur ou contre les biens du débiteur ou une partie de ses biens à titre de garantie d'une dette »
.Il découle de ceci que seules les sûretés réelles sont visées par cette définition. Or, les priorités ne constituent pas des droits réels.[41] Leurs titulaires ne peuvent pas, par conséquent, recevoir le titre de « créancier garanti »
. C'est ce qui ressort de la décision de la Cour d'appel du Québec dans l'affaire Château d'Amos.[42] Réagissant à cet arrêt, l'Assemblée nationale a déposé et adopté un projet de loi modifiant le C.C.Q. afin d'y introduire le
concept de « priorité constitutive de droits réels »
en faveur des municipalités et commissions scolaires.[43] La question semble réglée dans le cas de ces dernières.[44]
En ce qui concerne les autres créanciers prioritaires, c'est une autre histoire. Par exemple, il n'a jamais été clairement établi par la jurisprudence si l'attribution au rétenteur du titre de « créancier garanti »
était attribuable au droit de rétention lui-même ou au privilège qui s'y rattachait. Le professeur Jacques Deslauriers qualifie cette incertitude de « problème grave »
et affirme que « [m]ême si avant 1994, le rétenteur se voyait ainsi reconnaître le statut de créancier garanti dans une faillite, ce statut de créancier garanti est devenu très incertain suite aux modifications du nouveau code. On peut même affirmer que ce statut est devenu inexistant »
.[45]
Enfin, la priorité pour les créances fiscales de l'État et la priorité pour frais de justice deviennent inapplicables aux biens qui sont liquidés par le syndic puisqu'ils sont régis, respectivement, par les articles 86 et 136 de la L.F.I.
Les « sûretés-propriétés »
et les « fiducies-sûretés »
Outre les priorités et les hypothèques, des mécanismes mettant en jeu le droit de propriété peuvent aussi servir à garantir l'exécution d'une obligation. On peut penser ici à la vente à tempérament,[46] à la vente sous condition résolutoire[47] ou à la vente avec faculté de rachat.[48] On qualifie ces mécanismes de « sûretés-propriétés »
.[49]
La L.F.I. permet à leurs bénéficiaires, sous réserve de certaines formalités prescrites par le droit privé des provinces, de réclamer du syndic la possession des biens visés au moyen de la procédure prévue à l'article 81 de la L.F.I. Ces créanciers-propriétaires sont en quelque sorte des étrangers à la faillite, bien davantage encore que ne le sont les créanciers garantis. Ces derniers sont en effet soumis à certaines mesures qui n'affectent pas les créanciers-propriétaires.
Lorsque le C.C.B.C. était en vigueur, le traitement que la L.F.I. réservait aux créanciers-propriétaires était similaire à celui qu'ils recevaient en droit civil. En effet, le législateur québécois n'interdisait pas l'utilisation du droit de propriété à des fins de garantie et il permettait ainsi aux créanciers de se doter de mécanismes de garanties souvent plus efficaces que les sûretés réelles.
L'entrée en vigueur du C.C.Q. a entraîné un grand changement à cet égard puisque dorénavant l'exercice des droits découlant de la vente à tempérament et de la vente avec faculté de rachat, lorsque le débiteur exploite une entreprise, ainsi que de la vente immobilière sous condition résolutoire est soumis aux règles relatives à l'exercice des droits hypothécaires. Il en va de même pour l'exercice des droits relatifs à une fiducie à titre onéreux garantissant l'exécution d'une obligation.[50] Ainsi, selon les professeurs Jacques Auger, Albert Bohémier et Roderick A. Macdonald, l'écart entre, d'un côté, les sûretés traditionnelles et, de l'autre, certaines sûretés-propriétés et fiducies-sûretés s'amenuise grandement au point de conclure que :
« Dans ce contexte où les sûretés-propriétés et les fiducies-sûretés sont de plus en plus considérées par le droit commun comme étant d'abord des mécanismes de garantie, il peut paraître paradoxal que la L.F.I. continue d'ignorer cette orientation, en les assujettissant à un régime différent de celui applicable aux créanciers garantis. L'harmonisation entre la L.F.I. et le C.C.Q. peut donc exiger une remise en question de la notion même de créancier garanti afin qu'elle s'étende aussi aux créanciers-propriétaires et aux créanciers-fiduciaires. Ceux-ci seraient de ce fait assujettis aux mêmes restrictions que celles imposées aux créanciers garantis et le syndic pourrait, moyennant certains ajustements, disposer à leur égard des mêmes droits que ceux qu'il détient vis-à-vis des créanciers garantis ».[51]
Projet de loi d'harmonisation
La définition de « créancier garanti »
a fait l'objet de propositions de modifications législatives dans le projet de loi C-50, en 1998, et dans le projet de loi S-22, en 2000. On prévoyait dans ce dernier l'introduction de la « priorité constitutive de droits réels »
en faveur des municipalités et des commissions scolaires. On y prévoyait aussi l'ajout des mécanismes de « sûreté-propriété »
, de « fiducie-sûreté »
et du droit de rétention. Le but recherché étant, non pas d'introduire du droit nouveau, mais de rétablir l'équilibre qui existait avant l'arrivée du nouveau code et de faire le pont avec la situation qui prévaut depuis. Ces deux projets de loi sont morts au feuilleton.[52]
2.2. L'attribution de la compétence en equity
La L.F.I. attribue la compétence pour entendre les litiges portant sur la faillite et l'insolvabilité à certains tribunaux, qu'elle énumère de façon exhaustive et qui correspondent à peu près aux tribunaux de droit commun dont elle reconnaît la compétence inhérente.[53] Elle attribue également une compétence en equity.[54] On retrouve, de plus, quelques références à l'equity law ailleurs dans la L.F.I.[55]
Cette attribution pose la question de savoir si la Cour supérieure du Québec a ainsi acquis une compétence en matière d'equity law. De fait, certains juges y font référence lorsque vient le moment d'appliquer certaines dispositions de la L.F.I.[56]
On s'est parfois fondé sur l'article 183 de la L.F.I. pour appliquer des normes de « fairness »
et de « good conscience »
.[57] Or, il semble que cette interprétation ne soit pas celle qu'il convient d'appliquer. Selon le juge Louis De Blois de la Cour supérieure du Québec, le terme equity utilisé par le législateur à l'article 183 de la L.F.I. ne renvoie pas à autre chose que l'equity law de droit anglais.[58]
Cette attribution de pouvoirs judiciaires et la reconnaissance de l'exercice par les tribunaux de droit commun de leur compétence inhérente peuvent soulever quelques interrogations en regard du droit civil québécois. L'article 183 a, d'ailleurs, déjà fait l'objet de propositions de modification législative dans les premiers projets de loi sur l'harmonisation. On y proposait d'indiquer clairement que la L.F.I. n'avait pas pour effet d'attribuer de compétence en equity aux cours du Québec.
L'equity law provient d'Angleterre et appartient à un vocabulaire et à un contexte conceptuel étrangers au droit civil québécois. Toutes les mesures relatives à l'equity law que l'on trouve dans la L.F.I. posent la question de savoir comment un juge de la Cour supérieure du Québec peut employer ces mesures s'il n'a aucune compétence pour le faire. À ce sujet, le juge Derek Guthrie, de la Cour supérieure du Québec, a déclaré, à l'occasion de l'affaire Castor Holding Ltd :
« La Cour supérieure est le tribunal de droit commun; elle se prononce en première instance sur toute demande qu'une disposition formelle de la loi n'a pas attribuée exclusivement à un autre tribunal (art. 31 C.P.). Elle détient tous les pouvoirs requis pour l'exercice de cette compétence (art. 46 C.P.). Il n'est pas nécessaire d'importer le concept de juridiction en équité pour ajouter à sa compétence générale. Le paragraphe 183(1) vise seulement à assurer que les cours supérieures des provinces de common law peuvent exercer leur compétence en droit et en équité lorsqu'elles exercent leur compétence générale. Cet article n'accorde pas à la Cour supérieure du Québec, quand elle exerce sa compétence en matière de faillite, un pouvoir additionnel à celui qu'elle possède déjà » [gras ajoutés].[59]
En revanche, si la compétence qu'accorde la L.F.I. pour juger les affaires sur l'equity ne vise que les cours supérieures des provinces de common law, cela n'a pas empêché la Cour d'appel du Québec, dans l'affaire Structal (1982) inc. c. Fernand Gilbert ltée, d'appliquer la notion d'« equitable set-off »
(ou compensation en « equity »
) énoncée par la Cour suprême du Canada dans Holt c. Telford.[60] Ceci a d'ailleurs été fort critiqué par André Bélanger.[61]
2.3. La pétition en faillite et d'autres questions procédurales
La procédure introductive d'instance en matière de faillite — la pétition en faillite — présente un certain nombre de difficultés conceptuelles, notamment en ce qui a trait au droit supplétif applicable.[62] Nous verrons en premier lieu les particularités de cette procédure, son appartenance à la tradition de common law et son usage dans le contexte du droit civil québécois. À la fin de cette partie, nous verrons d'autres questions relatives à la procédure prévue par le législateur fédéral dans sa législation sur la faillite et l'insolvabilité.
Les particularités de cette procédure
La « pétition en faillite »
est une procédure appartenant à un code de règles se voulant complet et constitue une procédure expéditive, exceptionnelle et quasi-criminelle ayant pour but l'obtention d'une ordonnance de séquestre. Voyons maintenant chacun de ces éléments.
i) code (se voulant) complet de règles
Selon la jurisprudence répertoriée dans le Canadian Encyclopedic Digest, les règles de procédure prévues à la L.F.I. constituent un ensemble complet de règles adoptées dans le but d'offrir des moyens rapides et efficaces en vue de déterminer les questions soulevées dans le cadre de l'administration des biens du failli, et ce à moindre frais.[63] Toutefois, le recours à des règles de droit supplétif peut s'avérer nécessaire dans certains cas que nous verrons à la fin de cette partie.
ii) procédure expéditive
La « pétition en faillite »
est une procédure dont le traitement judiciaire doit être expéditif. Dans ses motifs pour rejeter un appel sur une ordonnance de séquestre rendue par la Cour supérieure du Québec, le juge Owen de la Cour d'appel du Québec, affirmait que :
« […] en matière de faillite, il est nécessaire de garder à l'esprit la philosophie sous-jacente, savoir que les affaires doivent être réglées et les actifs réalisés et distribués aussi rapidement et économiquement que possible. Les procédures de faillite sont avant tout à l'avantage des créanciers et ne sont pas destinées à traîner en longueur par des questions de procédure ou autre à l'avantage du débiteur et de ses amis ».[64]
iii) procédure exceptionnelle
La « pétition en faillite »
est une procédure exceptionnelle qui a pour objet d'entraîner le dessaisissement du débiteur et de lui faire perdre ainsi l'administration de son patrimoine.[65] En fait, c'est l'insolvabilité qui est exceptionnelle en regard des règles énoncées dans le droit commun. En effet, lorsqu'un débiteur sombre dans l'insolvabilité, ses rapports avec autrui souffrent d'un certain déséquilibre. La législation fédérale en matière de faillite et d'insolvabilité vise précisément à rétablir cet équilibre en permettant au débiteur de se libérer de ses dettes et de nouer à nouveau des liens contractuels normaux avec autrui.
iv) procédure quasi-criminelle
À l'origine, la procédure de faillite visait à pénaliser le débiteur insolvable. L'emprisonnement pour dettes était un châtiment souvent imposé. Plus tard, les lois de faillite ont permis la libération de dettes.[66] Les méthodes se sont peu à peu humanisées lorsque l'on a introduit des options telles que la proposition concordataire,[67] l'administration sommaire,[68] le paiement méthodique des dettes[69] et la proposition de consommateur.[70] Enfin, récemment, le législateur fédéral a introduit la procédure de médiation visant à permettre aux créanciers et aux débiteurs de régler les situations d'insolvabilité sans passer par l'appareil judiciaire.[71]
Malgré cette lente évolution vers la recherche de moyens plus doux pour régler les questions d'insolvabilité, la L.F.I. est encore considérée comme étant pénale de par sa nature. Il semble toutefois que cette conception n'émane que des tribunaux des provinces de common law,[72] bien que cette conception ne semble pas unanimement partagée. À titre d'illustration, citons les propos du juge Sutherland de la Cour suprême de l'Ontario qui affirmait, dans l'affaire Re Bookman, que :
« Proceedings under the Bankruptcy Act are sometimes referred to as “quasi-criminal”, doubtless because they involve the state, affect status and cannot, in the case of a petition, be simply discontinued at the behest of the parties. The term “quasi-criminal” is employed in cases such as Re Elkind; Samuel Hart & Co. v. Elkind (1966), 9 C.B.R. (n.s.) 274 (Ont. S.C.) where strict compliance with the provisons relating to bankruptcy petitions is being insisted upon by the court. However, in essence the proceedings under the Bankruptcy Act are civil proceedings and so not themselves directly affected by s. 11(c) of the Charter. »[73]
La question semble parfaitement ignorée par les tribunaux québécois. Seul un court passage dans les motifs du juge Kaufman de la Cour d'appel du Québec dans l'affaire Gilbert c. Gilbert permet de désigner la L.F.I. « au mieux »
comme étant de nature quasi-criminelle.[74] En fait, selon le professeur Albert Bohémier, cette conception serait tombée dans la désuétude, l'aspect patrimonial de la L.F.I. consistant sa fondation moderne.[75]
Appartenance de la petition à la tradition de common law
La « pétition en faillite »
est une vieille procédure appartenant à la tradition de common law. Dans le droit anglais du XIXe siècle, on utilisait déjà le mot petition pour désigner le mode procédural permettant aux créanciers de faire reconnaître leurs droits dans un dossier de faillite.[76] Le mot « petition »
peut également désigner une procédure introduisant une instance civile principale dans les provinces de common law. Elle constitue l'une des procédures introduisant une « action »
.[77]
Au point de vue terminologique, on utilise généralement le mot « pétition »
pour traduire le mot « petition »
. On peut toutefois trouver des exemples où le mot « requête »
est utilisé comme contrepartie dans la version française des lois.[78] La même constatation peut se faire dans le corpus législatif fédéral.[79]
Bien qu'elle appartienne, en principe à la tradition de common law, la « pétition »
soulève tout de même quelques questions relativement à sa nature en contexte de faillite. Dans l'affaire Re Ristimaki, le registraire des faillites de l'Ontario devait décider si un tiers pouvait obtenir l'autorisation d'intervenir dans une « pétition en faillite »
. En l'occurrence, il s'agissait de l'Agence des douanes et du revenu du Canada. Celle-ci prétendait que l'ordonnance de séquestre aurait pour conséquence de mettre sa créance en péril. La question en litige portait donc sur l'application de la règle 13.01(1) des Règles de procédure civile de l'Ontario prévoyant la requête visant à obtenir l'autorisation d'intervenir en qualité de partie jointe. Le registraire a rejeté la requête de l'agence en
affirmant que, selon lui, la règle 13.01(1) ne s'appliquait pas en l'espèce. Le registraire a poursuivi en déclarant que l'ordonnance de séquestre ne peut être considérée comme un jugement au sens de la règle 13.01(1)b) des Règles de procédure civile de l'Ontario puisque la « pétition en faillite »
visant à obtenir cette ordonnance ne s'inscrit ni dans une action ni dans une requête. Le registraire s'exprime comme suit :
« […], I question whether a receiving order is a “judgment”. “Judgment” is defined in the RCP as “a decision that finally disposes of an application or action on its merits…”. “action” in turn is defined as a proceeding that is not an application and includes a statement of claim, notice of action, counterclaim and divorce petition, among other processes. “Application” is defined as a proceeding commenced by notice of application. A petition is neither an action nor an application, by these definitions. » [soulignement ajouté] [80]
Pourquoi le juge n'a-t-il pas reconnu la « pétition en faillite »
parmi les « other processes »
? Faut-il comprendre de ce jugement que la « pétition en faillite »
est une procédure autonome dont le droit supplétif ne peut se trouver dans le droit privé des provinces? Le passage cité ci-dessus permet d'illustrer les difficultés liées à la nature de la « pétition en faillite »
et ce, dans un contexte de common law. Voyons maintenant les difficultés que présente l'usage de la « pétition en faillite »
dans un contexte civiliste.
Usage de la « pétition en faillite »
en droit civil québécois
Au Québec, le mot « pétition »
a déjà eu le sens de « demande en justice »
. Il s'agissait alors de la « pétition de droit »
et de l'« action pétitoire »
. De nos jours, il n'est utilisé qu'en relation avec une demande de reconnaissance d'héridité, la « pétition d'héridité »
.
i) la pétition de droit
La « pétition de droit »
désignait la demande d'autorisation qu'une personne ayant un recours contre le gouvernement adressait au Souverain.[81] Les articles 94 et suivants du C.P.C. prévoient maintenant le cadre des recours contre l'État lesquels doivent être introduits par déclaration ou requête.
ii) l'action pétitoire
Sous l'empire du C.C.B.C., l'« action pétitoire »
visait la protection en justice des biens immobiliers. Les articles du C.P.C. relatifs au « pétitoire »
ont été abrogés par le législateur québécois avec l'introduction de l'article 912 du C.C.Q. prévoyant que le propriétaire peut agir en justice pour faire reconnaître son titre.[82]
iii) la pétition d'héridité
Le mot « pétition »
est encore utilisé de nos jours pour désigner le droit d'un successible de faire reconnaître sa qualité d'héritier; c'est ce que l'on appelle la « pétition d'héridité »
.[83] Bien que la pétition d'héridité soit de l'essence d'une réclamation, elle ne désigne pas la procédure employée pour la faire valoir devant le tribunal.
En droit québécois, il n'existe que deux types de procédure introduisant une instance principale. Comme le C.P.C. le prévoit, « [à] moins qu'il n'en soit autrement prescrit, une demande en justice est introduite par une déclaration (declaration) »
.[84] Il s'agit, en fait, de la procédure générale. Par exemple, les injonctions sont introduites par « déclaration »
.[85] Le C.P.C. prévoit plus loin que certaines procédures relatives aux personnes et aux biens sont introduites par « requête/motion »
.[86] Les « requêtes »
servent également à introduire des demandes en jugement déclaratoire[87] et les recours extraordinaires.[88] En ce qui concerne la « pétition d'héridité »
, c'est plutôt au moyen d'une « requête »
que l'on introduira la demande devant le tribunal.[89]
Il ne semble pas y avoir, dans la jurisprudence québécoise, de formule consacrée pour désigner la procédure de mise en faillite forcée du débiteur. Une recherche rapide dans la jurisprudence québécoise nous a permis de relever les usages suivants :[90]
« demande d'ordonnance de séquestre »
,« demande de mise en faillite »
,« requête pour mise en faillite »
,« requête en vue d'obtenir une ordonnance de séquestre »
,« requête pour obtenir une ordonnance de séquestre »
,« requête en faillite »
,« requête de mise en faillite »
,« requête en vue de l'émission d'une ordonnance de séquestre »
,« requête de faillite »
,« requête en vue d'une ordonnance de séquestre »
,« requête pour une ordonnance de séquestre »
,« requête présentée en vertu de l'article 43 L.F.I. »
,« pétition de faillite »
,« pétition en faillite »
,« pétition en vue d'une ordonnance de séquestre »
,« pétition pour mise en faillite »
.
On utilise souvent plusieurs de ces désignations dans la même décision et sous la plume du même juge. Toutefois, l'usage du terme « requête »
est une désignation constamment utilisée. Ceci est une indication que ce terme ne rebute pas aux juges de tradition de droit civil. La doctrine emploie également le terme « requête »
et les expressions « requête de mise en faillite »
et « requête en faillite »
.[91] De fait, on peut établir quelques rapprochements entre la « pétition en faillite »
et la requête de droit civil notamment :
- la forme de la procédure,[92]
- l'attestation par un affidavit,[93]
- la signification de la procédure et de l'affidavit,[94]
- l'aspect expéditif de la procédure,
- le fait qu'elle soit expressément prévue par la loi.[95]
On peut retenir de ce qui précède que l'usage de la « pétition en faillite »
en contexte civiliste soulève un certain nombre de questions relativement à sa désignation terminologique. En revanche, la « pétition en faillite »
ne semble pas constituer, a priori, une procédure autonome et semble même s'apparenter à la requête. Un moyen d'en savoir davantage est de pousser notre analyse sous l'angle du droit supplétif.
Le droit supplétif
La question fondamentale dans la problématique reliée à la désignation de la procédure de mise en faillite forcée est la détermination du droit supplétif. Cette question se pose malgré le caractère « complet »
que l'on prête aux procédures prévues dans la L.F.I. En effet, le législateur lui-même reconnaît le caractère plutôt incomplet de ces dernières. La règle 3 des R.G.F.I. prévoit que « [d]ans les cas non prévus par la Loi ou les présentes règles, les tribunaux appliquent, dans les limites de leur compétence respective, leur procédure ordinaire dans la mesure où elle est compatible avec la Loi et les présentes règles »
.
En quoi consiste cette « procédure ordinaire »
? Au Québec, cela semble renvoyer aux moyens préliminaires prévus de façon générale au C.P.C., notamment lorsque le débiteur conteste la légalité extrinsèque de la requête[96] On pourrait également se prévaloir des moyens dilatoires et d'irrecevabilité que prévoit le C.P.C.[97] Il pourrait y avoir d'autres exemples. Il est bon de rappeler qu'au Québec, l'article 763(2) du C.P.C. prévoit que :
« Sauf dans la mesure prévue par le présent Titre ou par d'autres dispositions du présent Code applicables aux demandes introduites par requête, ces demandes obéissent aux règles générales applicables à une demande introduite par une déclaration, notamment à celles relatives à la signification ou à la notification et à la désignation des parties et des biens, ou encore à l'administration de la preuve ».
Du côté des provinces de common law, une courte recherche démontre que les parties ont, de fait, recours à une panoplie de règles de procédure civile, tantôt d'application générale, tantôt d'application particulière, suppléant au silence de la L.F.I. Nous en citons quelques-unes :
- Demande en vue d'obtenir une ordonnance de cautionnement pour dépens.[98]
- Demande en vue d'obtenir une ordonnance d'interpleader.[99]
- Demande pour autorisation d'intervenir dans une pétition en vue d'une ordonnance de séquestre.[100]
- Application des règles de procédure civile relatives aux offres de transaction.[101]
- Demande pour modifier la pétition en vue d'une ordonnance de séquestre.[102]
- Demande pour ajouter les noms de trois autres créanciers à titre de pétitionnaires.[103]
- Calcul des délais.[104]
- Substitution de pétitionnaire et modification de la pétition pour ordonnance de séquestre.[105]
Cela n'est pas surprenant puisque les Règles de procédure civile de l'Ontario, à titre d'illustration, comportent à la fois des règles d'application générale et des règles ne s'appliquant que dans certaines situations. Ainsi, on aura recours à la même règle pour présenter une « motion »
/« motion »
au cours d'une instance introduite par « déclaration/statement of claim »
ou par « requête/application »
. C'est le cas, notamment :
- des renvois, champ d'application et principes d'interprétation,[106]
- de l'inobservation des règles,[107]
- des questions relatives aux délais,[108]
- des documents de procédure,[109]
- de la jonction des demandes et parties,[110]
- de la réunion ou instruction simultanée des instances,[111]
- des questions relatives aux parties incapables,[112]
- de la représentation par procureur,[113]
- de la signification de documents.[114]
En revanche, certaines règles de procédure civile ne s'appliquent qu'à certaines instances selon qu'il s'agit d'une action ou d'une requête. On note, par exemple, que les règles relatives à la procédure écrite dans l'action, les demandes reconventionnelles et entre défendeurs, ainsi que les règles relatives à la communication des documents ne s'appliquent qu'aux actions.
En terminant, nous pouvons constater que la désignation de la « pétition en faillite »
par le terme « requête »
ne semble pas poser de problème véritable dans un contexte de droit civil pas plus que le recours aux règles prévues au C.P.C. En ce qui concerne les provinces de common law, on peut se demander quelles conséquences pourrait avoir un simple changement de terminologie n'ayant pour objet de ne point changer le droit quant au fond.
D'autres questions procédurales soulèvent certaines questions conceptuelles. Nous avons retenu l'ordonnance de séquestre, la procédure de « litispendance »
et celle d'« interpleader »
.
L'ordonnance de séquestre
Une ordonnance de séquestre est rendue par un tribunal à la suite du dépôt d'une « pétition en faillite »
— ou, comme on la désigne parfois, une « pétition en vue d'une ordonnance de séquestre »
— suivi d'une audition où les créanciers font valoir que l'état d'insolvabilité du débiteur met leur créance en péril et où ce dernier peut faire valoir que la situation financière dans laquelle il se trouve ne mérite pas qu'on le dessaisisse de ses biens. Cette ordonnance consiste à mettre le débiteur en faillite et constitue, à l'égard de ce dernier, une demande de libération de dettes.[115]
L'ordonnance de séquestre est un mécanisme judiciaire que le législateur fédéral a emprunté au système britannique lorsqu'il a introduit la Loi de faillite de 1919. La loi de faillite anglaise prévoyait alors que l'ordonnance de séquestre conférait au séquestre officiel les pouvoirs d'un receiver sur les biens du débiteur dont celui de suspendre les recours des créanciers.[116] Le débiteur n'était dessaisi de ses biens au profit du syndic que lorsqu'on le déclarait failli.[117] C'est alors que le syndic était à son tour considéré comme receiver et qu'il entrait en possession des biens du débiteur-failli. Il peut être utile de souligner que l'ordonnance de séquestre tel que le prévoit la L.F.I. n'opère pas un simple transfert du droit de possession ou de rétention des biens du failli, elle entraîne le dessaisissement de ce dernier.[118]
L'ordonnance de séquestre étant d'origine étrangère au droit civil, son application pose un certain nombre de questions conceptuelles. Serait-il plus compréhensible pour les civilistes de parler de « déclaration de mise en faillite »
? Il y a là, également, des notions de responsabilité quant à l'administration des biens par le syndic. On peut se demander quel est le droit supplétif applicable. Il est bon de noter, à cet égard, que le séquestre du droit civil n'est qu'un dépositaire au sens du C.C.Q.[119] Or, il semble que le recours à un « séquestre »
soit une fiction juridique, vestige d'une vieille tradition britannique, décrivant le transfert des biens du failli entre les mains du syndic dont le rôle est, en soi, fort complexe, comme on le verra un peu plus
loin.
La procédure de litispendance
En common law, lorsqu'un litige concerne un bien réel — un terrain, par exemple —, le demandeur est tenu d'enregistrer un certificat de lis pendens au registre foncier. Cette procédure a pour but d'aviser le public en général et les tiers de bonne foi en particulier qu'un litige concernant ce bien a lieu et que son dénouement pourrait affecter le titre portant sur lui.[120] En somme, le tiers acquéreur pourrait acheter ce bien mais il le ferait à ses « risques et périls »
.[121] Cette procédure fait partie intégrante du processus judiciaire en ce qu'elle assure l'intérêt public.
Le législateur a cru nécessaire d'inclure cette règle de droit commun dans son corpus législatif en matière de faillite. En effet, la règle 107 des R.G.F.I. prévoit que :
« Lorsqu'un terrain, ses dépendances ou tout droit s'y rattachant font l'objet d'un litige aux termes des articles 91 à 100 de la L.F.I., le registraire peut, sur dépôt auprès du tribunal d'une copie de la demande signée par le conseiller juridique du demandeur, délivrer un certificat de litispendance et, en cas de rejet partiel ou total de la demande, délivrer un certificat de rejet. »
L'inclusion de cette procédure dans le texte d'une loi d'application nationale a pour effet, encore une fois, d'introduire une règle appartenant à la tradition de common law dans un contexte civiliste. Bien qu'utilisée rarement, l'application de cette règle semble susciter certaines difficultés.[122]
Il est bon de noter que le droit civil québécois connaît, depuis 1994, un mécanisme apparemment semblable. Il s'agit de la « préinscription »
dont peut faire l'objet, au moyen d'un avis, toute demande en justice qui concerne un droit réel soumis à une inscription au registre des droits fonciers.[123] Cette procédure ne produit aucun effet immédiat. Elle est conditionnelle à une deuxième inscription qui aura lieu, éventuellement, lors de l'inscription du jugement.
Cette procédure se distingue toutefois de l'inscription de lis pendens sous trois aspects. D'abord, la préinscription est facultative. Il n'y a aucune obligation pour le demandeur de préinscrire ses droits au registre fonciers. Ensuite, la préinscription constitue, en quelque sorte, une réserve de priorité qui se trouvera confirmée par l'inscription du jugement. Dès lors, les droits de la partie demanderesse sur le bien immobilier prendront effet rétroactivement au jour de la préinscription, primant du coup les droits de quiconque les aurait inscrits à la suite de la préinscription. En comparaison, l'inscription du certificat de lis pendens, qui ne bénéficie à aucune partie, ne sert qu'à aviser les tiers de bonne foi qu'un litige portant sur le bien est en cours et risque de modifier la qualité du titre. Enfin, la préinscription ne fait pas partie intégrante du processus judiciaire en droit québécois. Il s'agit d'une procédure disponible, sans plus, au bénéfice de la partie demanderesse.
Le nom que porte la procédure dite de « litispendance »
peut, de plus, engendrer une certaine confusion dans l'esprit du civiliste. En effet, il existe, à l'article 165 du C.P.C. une procédure qui permet, lorsqu'il y a « litispendance »
, d'opposer un moyen d'irrecevabilité. Il s'agit de la situation où deux litiges portant sur les mêmes faits et concernant les mêmes parties sont introduits dans deux juridictions distinctes. L'opposition visera alors à faire rejeter l'une des deux demandes. Il s'agit, bien entendu, d'une procédure tout à fait différente.
La procédure d'« interpleader »
L'« interpleader »
est une procédure d'equity permettant de déterminer les intérêts d'individus sur un bien détenu par une tierce personne.[124] La L.F.I. emploie le concept d'« interpleader »
. Elle prévoit ainsi qu'une « opposition/interpleader »
formulée à l'encontre de la saisie des biens d'un débiteur suspend le délai servant aux fins de l'alinéa 42(1)e) de la L.F.I. pour déterminer si un débiteur a commis ou non un acte de faillite.
Si l'intention du législateur fédéral est de rendre la L.F.I. applicable d'un bout à l'autre du Canada de la même manière pour tous les créanciers, pourquoi fait-il un renvoi à une procédure appartenant à une tradition étrangère au droit civil? Comment, au Québec, comprendre et appliquer cette procédure fondée sur les principes de l'equity law? Serait-il approprié, pour les fins de l'auditoire de droit civil, de faire référence à l'« opposition à la saisie-exécution »
qui peut être formée par un tiers à la condition qu'il ait le droit de revendiquer un bien saisi?[125] Nous réfléchissons à ces questions.
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