Opinion des minorités sur la Loi Antiterroriste
4. Analyse détaillée (suite)
4.4 Impact des dispositions législatives antiterroristes
4.4.1 Impact apparent
Les participants avaient tendance à interpréter des questions concernant l'impact de la loi antiterroriste sur leur vie personnelle dans un contexte très large - par exemple, selon un répondant
Le seul impact c'est d'en entendre parler vingt-quatre heures sur vingt-quatre - cela ajoute au sentiment d'insécurité et augmente le stress qui en découle. (Toronto, groupe 1)
Dans l'ensemble, les participants ont raconté quelques faits qui semblaient directement reliés à la loi. Un répondant de Calgary qui porte un nom très commun au Moyen-Orient n'a pas reçu de courrier pendant toute une semaine après le 11 septembre puis son courrier est arrivé tout d'un coup. Une femme du groupe anglophone d'une minorité non-visible de Montréal avait constaté qu'un ami arabe avait été mis sous écoute électronique. Une hôtesse de l'air de Toronto du groupe des minorités non-visibles a dit que sa vie au travail avait été complètement perturbée par les nombreuses vérifications de sécurité dans les aéroports.
En fait, plusieurs participants ont confondu l'impact de la loi et celui des événements du 11 septembre et l'augmentation d'actes discriminatoires surtout à l'égard des minorités visibles, particulièrement ceux du Moyen-Orient qui s'en est suivie. Dans tous les groupes, les conversations sur l'impact ont porté essentiellement sur cette question.
Les participants étaient d'avis, dans l'ensemble, que les incidents discriminatoires post 11 septembre augmentaient; ils ont mentionné des incidents dans leur milieu de travail, dans leurs activités quotidiennes (y compris dans les transports en commun), lorsqu'ils tentaient de louer ou d'acheter une maison, en milieu scolaire, dans les lieux du culte et dans leurs relations sociales. Dans le groupe formé de personnes d'origine arabe ou de l'Asie occidentale par exemple, la question a été suivie d'un long silence. Ensuite, chaque participant a pu donner un exemple de l'impact sur lui-même ou sur les membres de sa famille. Même les participants des groupes des minorités non-visibles avaient été témoins d'incidents discriminatoires ou en avaient entendu parler.
Certains participants étaient tout simplement plus conscients de l'augmentation de la tension, de la méfiance et des traitements différents après le 11 septembre. Les francophones d'origine arabe ou d'Asie occidentale de Montréal ont dit qu'ils essayaient d'éviter de discuter de certains sujets en public par crainte d'éveiller des soupçons.
Si vous vous rendez dans des petites collectivités de personnes de race blanche, vous serez traités différemment. (Toronto, groupe 1)
Somme toute, l'impact réel ou actuel de loi semble avoir été plutôt faible, mais principalement parce que les participants n'ont pas bien distingué l'impact législatif et l'impact du 11 septembre, la perception générale était que la discrimination et la méfiance augmentaient à l'égard des minorités visibles.
4.4.2 Incidents post 11 septembre
Mis à part les incidents relatifs à la police et la discrimination en général, les répercussions les plus souvent mentionnées du 11 septembre se sont produites dans 5 domaines principaux: (1) les voyages à l'étranger et au Canada, (2) les douanes, (3) les passeports et les autres pièces d'identité, (4) les transactions commerciales, (5) les changements en milieu de travail.
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Les incidents, restrictions et mauvais traitements pendant les voyages ont été souvent mentionnés dans la plupart des groupes. Il s'agissait principalement d'une augmentation des mesures de sécurité et des fouilles dans les aéroports et aux postes frontaliers, particulièrement aux États-Unis où certaines personnes avaient été prises à partie.
- On avait fait sortir un répondant de Calgary d'un avion à l'aéroport de Londres pour vérification - il avait accepté la situation parce qu'il n'avait pas le choix, mais le reste du groupe a jugé que la situation était tout à fait condamnable.
- Un répondant de Toronto a raconté qu'un autobus Greyhound avait été arrêté à la frontière américaine, et qu'il avait fallu attendre près de 3 heures pendant que les enfants d'une minorité visible étaient fouillés et questionnés.
Nous payons le prix de notre origine raciale, avec nos droits - ma femme a peur de voyager.
(Halifax, groupe 1)
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Les douanes, les questions et les fouilles ont également été mentionnées dans la plupart des villes.
- L'amie d'une femme de Toronto avait été arrêtée et on lui avait demandé si elle cachait une bombe sous ses vêtements.
Une personne que je connais, un artiste hongrois venu donner un concert n'a pas pu prendre son vol parce qu'il a été détenu trop longtemps aux douanes. Il avait l'impression, à cause de cet incident, que le Canada était le pays le plus sécuritaire au monde.
(Calgary, groupe 3)
- Selon les participants de diverses villes, les
passeports, cartes de résident permanent et certificats de naissance
sont plus difficiles à obtenir et les périodes d'attente sont plus longues. - Les opérations commerciales sont affectées – certains ont dit qu'il était plus difficile d'envoyer de l'argent à l'étranger et de transférer des fonds entre les comptes bancaires de diverses localités.
- Plusieurs répondants ont mentionné les changements en milieu de travail, changements qui étaient positifs et qui comprenaient de nouvelles mesures de sécurité, des discussions entre les cadres sur des scénarios possibles et une politique de tolérance zéro à l'égard de remarques discriminatoires.
4.4.3 Sentiments de sécurité
Dans l'ensemble, la plupart des participants ont dit que selon ce qu'ils avaient appris au sujet de la LA pendant les discussions (qu'ils aient ou non bien interprété ou compris la loi), ils avaient l'impression d'être plus en sécurité ou leur leur sentiment de sécurité n'avait pas changé. Toutefois, une minorité se sentait moins rassurée et moins en sécurité.
D'une manière générale, les participants se sentaient plus en sécurité (à des degrés divers) parce que la loi les protégeait au moins un peu contre le terrorisme - toutefois, aucun d'eux ne croyait que la loi empêcherait le terrorisme. Plusieurs n'avaient jamais pensé que le Canada était réellement la cible d'activités terroristes. Toutefois, dans les 5 villes, les participants qui se sentaient plus en sécurité ou ceux dont les sentiments n'avaient pas changé ont exprimé certaines réserves à l'égard de la loi.
La loi ne pourra pas tout faire cesser.
(Montréal, groupe 3)Je me sens plus en sécurité, avec quelques effets secondaires.
(Vancouver, groupe 1)Plus en sécurité, mais il faut protéger les innocents.
(Calgary, groupe 1)Plus en sécurité contre les terroristes, mais ma vie privée est atteinte; mais je suppose que c'est le prix qu'il faut payer.
(Toronto, groupe 2)- Quelques participants du groupe 1 de Montréal ont dit que collectivement, ils se sentaient plus en sécurité mais qu'ils avaient moins de libertés individuelles. Ils se sentaient déjà en sécurité au Canada (c'est la raison pour laquelle ils avaient décidé d'émigrer ici), mais ils ont dit qu'à cause de la loi, ils avaient perdu une certaine liberté de parole et il y avait un risque qu'ils soient la cible de ces mesures.
Les participants des diverses localités qui se sentaient moins en sécurité après avoir entendu parler de la LA ont dit que c'était à cause de la crainte que la police n'abuse de ses pouvoirs et par crainte de perdre leurs libertés.
Aujourd'hui, j'ai plus peur du gouvernement qu'auparavant - ils ont tous ces pouvoirs maintenant! (Je me méfiais déjà) - cela peut entraîner la corruption.
(Calgary, groupe 1)Je m'inquiète davantage des pouvoirs du gouvernement, des raisons qui ont motivé le gouvernement, que je ne me sens protégé contre les terroristes - il s'agit d'une grande perte de liberté et on ne le sait même pas.
(Calgary, groupe 2)
Un répondant de Halifax avait des sentiments divers sur la question. D'un côté, l'existence de la loi permettait de penser qu'il y avait une menace terroriste possible (et donc un sentiment d'insécurité), d'un autre côté la volonté de donner le bénéfice du doute au gouvernement canadien voulait dire une plus grande crédibilité et confiance (donc un sentiment de sécurité).
L'obligation de mettre en ouvre une telle loi veut dire que nous sommes les victimes potentielles d'une attaque terroriste future; une attaque est peut-être inévitable - le gouvernement sait peut-être quelque chose que nous ne savons pas. (Halifax, groupe 1)
Somme toute, la plupart des participants ont dit que soit ils se sentaient en sécurité soit leur sentiment n'avait pas changé à cause de ce qu'ils avaient appris sur la LA pendant les discussions.
4.5 Conclusion
Comme dans toute recherche qualitative, les réactions recueillies pendant les groupes de discussion sont des impressions prises sur le vif qui ont peut-être été influencées positivement ou négativement par divers facteurs. Il est important d'identifier ces influences possibles afin que le lecteur puisse en tenir compte.
L'examen de la réaction des répondants à la LA permet de penser que 10 facteurs ont pu les influencer ou jouer un rôle. Il est utile d'explorer quelques thèmes qui sont ressortis des discussions, souvent directement mentionnés par les participants.
4.5.1 Facteurs ayant pu influer sur les attitudes des répondants
Des 10 facteurs possibles, les quatre premiers seraient conjoncturels et comprendraient : (1) la date des groupes, (2) le pays d'origine des répondants, (3) le niveau d'instruction et la profession des répondants, (4) l'exposition aux médias.
Les six autres facteurs seraient attitudinaux puisqu'ils ont exercé une influence plus indirecte et subtile. Ils découleraient non seulement des facteurs conjoncturels mais aussi des expériences personnelles des répondants. Ces facteurs comprennent le point de vue des répondants, leur attitude générale et leur cadre de référence ou leur attitude ancrée concernant : (5) le Canada et le rôle qu'il joue sur le plan international, (6) les États-Unis et le rôle international, (7) la discrimination raciale, (8) la perception du terrorisme, (9) les différences de point de vue concernant la police, (10) l'appréciation du système de justice du Canada fondé sur le principe selon laquelle une personne est innocente jusqu'à ce qu'elle soit déclarée coupable.
Ces influences et thèmes sont présentés aux fins de fournir un contexte qui permettra au lecteur de mieux apprécier et comprendre la réaction des participants aux dispositions de la LA visées par l'étude.
Date des groupes
La plupart des groupes ont été réunis pendant la période de 2 semaines qui a précédé la guerre des États-Unis contre l'Iraq (mars 2003). En fait, les 6 groupes de Toronto et de Calgary ont été réunis pendant la période d'avertissement de 48 heures qui a entraîné la guerre et les 3 groupes de Vancouver un jour ou deux après le début des bombardements.
Les événements et le climat tendu semblent avoir eu 3 effets importants sur les discussions. L'un était positif et les deux autres un peu moins : (1) l'appréciation de la non-participation du Canada à la guerre contre l'Iraq, (2) une plus grande sensibilisation, tension et crainte, (3) une forte antipathie à l'égard de l'agression américaine et de la politique étrangère des États-Unis.
- Les participants ont beaucoup apprécié le fait que le Canada n'ait pas participé à l'effort de guerre des États-Unis avant la guerre et après le début de celle-ci; il est possible donc qu'ils aient eu une plus grande confiance en les décisions du gouvernement canadien;
- Les participants étaient plus sensibles, tendus et craintifs à cause des médias qui ont beaucoup insisté sur les événements susceptibles de se produire et sur les alertes aux Canada et aux États-Unis, y compris la création du Département de la sécurité intérieure. Ces événements ont pu exacerber les craintes de plusieurs participants des minorités visibles (particulièrement ceux des ethnies du groupe 1) concernant des effets nuisibles possibles pour leurs collectivités et sensibiliser les participants à la possibilité de subir des actes discriminatoires.
- La plupart des groupes éprouvaient une forte antipathie contre l'agression américaine et leur politique étrangère. Fait peu étonnant, quelques participants de Vancouver ont manifesté leur colère, non seulement à cause de
« l'invasion de l'Iraq »
mais aussi à cause de la politique antérieure des États-Unis à l'égard de l'Iran (avoir mis le Shah au pouvoir) et ailleurs.
Pays d'origine des répondants
Plusieurs participants nés à l'étranger nous ont dit à divers moments pendant la discussion qu'ils provenaient de pays qui n'avaient pas le type de démocratie qui existe au Canada. Plusieurs participants nés au Canada avaient encore de la famille dans leur pays d'origine et quelques-uns avaient des parents au Canada qui se souvenaient de la situation qu'ils avaient connue dans leur pays d'origine - quelques souvenirs positifs, et quelques souvenirs négatifs.
Pendant les discussions, les participants de la plupart des groupes ont mentionné leur origine ethnique en parlant des diverses dispositions de la LA et d'autres sujets connexes, selon eux. Plusieurs ont mentionné l'effet que la loi avait eu sur leur système de valeurs - et ils ont souvent mentionné le contraste frappant entre le Canada et leur pays d'origine, particulièrement au regard : (1) des libertés et droits civils individuels (ou l'absence de ceux-ci dans leur pays d'origine), (2) du système judiciaire et du régime de maintien de l'ordre (quelquefois qualifiés de « corrompus »
et de « brutaux »
dans leur pays d'origine), (3) de leur sentiment concernant les autorités (confiance, plutôt qu'obéissance fondée sur la peur dans leur pays).
Ces éléments ont eu un impact positif sur leur réaction à la loi. En règle générale, les participants avaient tendance à faire confiance au gouvernement canadien et au système judiciaire - ce qui pourrait expliquer en partie pourquoi, après avoir passé beaucoup de temps à discuter de leurs préoccupations concernant les divers aspects de la LA, ils ont néanmoins appuyé et accepté toutes les dispositions de la Loi à l'étude. Cela pourrait également expliquer la réaction positive à l'obligation de faire rapport et l'appui possible de la disposition crépusculaire, mesure de sécurité qui n'est pas toujours qualifiée de telle.
Expérience de travail et niveau d'instruction des répondants
Tous les groupes de participants étaient formés de personnes ayant un niveau d'instruction et une expérience de travail différents. Les participants comptaient : (1) des professionnels ayant un très haut niveau d'instruction (p. ex. : physicien, ingénieur, consultant en gestion, analyste informatique, contrôleur, planificateur financier); (2) des personnes ayant une formation spécialisée (p. ex. hôtesse, infirmière, masseur, photographe, boulanger, designer de livres, cosmétologue); (3) des cols-bleus (p. ex., camionneur, serveur, vendeur au détail, travailleur dans une garderie); (4) quelques étudiants de niveau universitaire ou collégial, dans divers sujets (p. ex., réalisation cinématographique, photographie, génie chimiste, philosophie et une étudiante en droit).
En outre, les participants écrivaient ou parlaient à des degrés divers le français ou l'anglais.
Alors que le facteur instruction/travail pouvait s'appliquer à plusieurs études qualitatives, dans ce projet en particulier, il est important de souligner que certains participants avaient plus de facilité à lire et à comprendre les fiches imprimées et à expliquer leur point de vue que d'autres. En fait, il était bien évident que certains d'entre eux avaient beaucoup de difficulté (même avec les fiches simplifiées). Comme l'a expliqué une femme de Vancouver :
Il m'est très difficile de comprendre l'anglais des fiches. Je voudrais participer davantage et aller au-delà de ce qui ce qui est sur papier. (Vancouver, groupe 1)
C'était souvent les participants qui avaient plus de facilité à s'exprimer qui présentaient leurs observations sur un aspect en particulier d'une fiche d'information et qui soulevaient les questions pertinentes. Les autres participants présentaient alors leur opinion, favorable ou non selon le cas. C'est ce qui se produit très souvent dans un groupe de discussion - il faut bien que quelqu'un commence.
Toutefois, à cause de ces différences relatives au niveau d'instruction et à la capacité de s'exprimer, il est possible que les participants n'aient ni examiné ni abordé tous les aspects des fiches puisqu'ils ne disposaient que de 2 heures. En outre, quelques groupes n'ont abordé que très brièvement certains aspects de la loi (comme nous l'avons souligné dans le rapport).
Il faut mentionner un autre aspect de la question qui pourrait permettre de mieux comprendre pourquoi la plupart des participants n'ont pas passé beaucoup de temps à discuter des aspects positifs des diverses dispositions de la LA. Après avoir dit « Cela me plait »
, « C'est bien »
ou « Je suis d'accord, »
plusieurs participants avaient de la difficulté à donner plus de détails et à expliquer l'origine de leur sentiment sauf pour dire : « Il faut faire quelque chose »
(affirmation qui apparaît plusieurs fois dans le rapport). Lorsqu'une préoccupation avait été soulevée, la conversation portait sur cette question en particulier puis sur d'autres. Il est important de souligner que la majorité des participants, peu importe les réserves exprimées, ont dit qu'ils appuyaient toutes les dispositions de la LA.
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