L'HARMONISATION DES LOIS FISCALES : CAS DE COMPLÉMENTARITÉ PARTIE II

Benoit Mandeville, Avocat, M. Fisc.

Ministère de la justice, canada

INTRODUCTION[1]

Dans la première partie de la présente chronique sur l'harmonisation des lois fiscales,[2] nous avons fait un rappel des principales réalisations du gouvernement fédéral en matière d'harmonisation, nous avons traité sommairement des nouveaux articles 8.1 et 8.2 de la Loi d'interprétation[3] pour terminer par une discussion sur le choix entre l'asymétrie versus l'uniformisation lorsqu'il s'agit d'harmoniser les lois fiscales. Rappelons aux lecteurs que par complémentarité on entend l'utilisation des règles de droit privé provincial aux fins de l'application d'un texte législatif fédéral qui fait référence à des notions de droit privé, sans en définir la portée. Nous avons vu que les tribunaux[4] ont reconnu ce principe de complémentarité qui est désormais codifié à l'article 8.1 de la Loi d'interprétation qui se lit ainsi :

Le droit civil et la common law font pareillement autorité et sont tous deux sources de droit en matière de propriété et de droits civils au Canada et, s'il est nécessaire de recourir à des règles, principes ou notions appartenant au domaine de la propriété et des droits civils en vue d'assurer l'application d'un texte dans une province, il faut, sauf règle de droit s'y opposant, avoir recours aux règles, principes et notions en vigueur dans cette province au moment de l'application du texte.

Dans le cadre de cette deuxième partie de chronique, nous brosserons un tableau des principales décisions des tribunaux qui ont appliqué, aux cours des cinquante dernières années, le principe de la complémentarité du droit privé provincial dans le cadre de l'application des lois fiscales.

Dans une prochaine chronique, nous traiterons de certaines décisions dans lesquelles il est question de dissociation du droit fédéral du droit privé des provinces.

LA COMPLÉMENTARITÉ EST LA RÈGLE

La présente chronique ne se veut pas une analyse exhaustive de la jurisprudence en matière de complémentarité du droit privé provincial dans le cadre de l'application des lois fiscales fédérales mais, comme mentionné ci-dessus, elle a plutôt comme objectif de faire état des principales décisions en la matière.[5]

Les lois fiscales font constamment référence à des notions de droit privé. Par exemple, la définition de l'expression « produit de disposition » à l'article 54 de la Loi de l'impôt sur le revenu[6] (ci-après la « LIR ») contient une référence au prix de « vente » du bien qui a été « vendu ». Comme la LIR ne définit pas le terme «  vente  », les tribunaux doivent recourir, selon nous, au droit privé (droit civil ou common law) de la province appropriée afin de définir ce terme. Lorsqu'un terme n'est pas défini, il semble que la règle d'interprétation actuellement privilégiée soit d'y donner son sens légal si ce terme en a un; à défaut de sens légal de lui donner son sens commercial, si ce terme en a un; et à défaut de sens légal ou commercial de lui donner son sens courant. C'est d'ailleurs ce principe d'interprétation des termes non définis dans la LIR qu'ont retenu les juges majoritaires dans l'affaire Will-Kare[7] que nous analyserons ci-dessous et que nous rappelait monsieur David Ward lors de son allocution présentée dans le cadre de la Conférence annuelle 2002 de l'Association canadienne d'études fiscales :

Canadian tax jurisprudence clearly leans toward establishing the meaning of undefined terms in the Act from their legal meaning in the common law. If the terms have no particular legal meaning, but have an established commercial meaning, the commercial meaning should be adopted. This approach leaves little room for "plain meaning of every day word", which was argued for by the dissent in Will-Kare.[8]

Cette règle d'interprétation à l'effet qu'il faut donner, aux termes non définis dans la loi, leur sens légal est, selon nous, une démonstration particulière de la complémentarité du droit privé provincial avec la législation fédérale.

Notons que monsieur Ward émettait le commentaire suivant dans le cadre du texte de sa conférence :

At some future date the courts will have to deal with a case involving taxpayers resident in Quebec and others resident in a common law province. It will be interesting to see how the legal meaning of an undefined term will be established if the civil law and common law meanings are not identical.[9]

La complémentarité du droit privé provincial dans l'application des lois fiscales joue aussi à un autre niveau. Il semble désormais superflu de mentionner que les lois fiscales s'appliquent à des situations juridiques et que ces situations juridiques doivent être analysées en fonction du droit privé provincial. Maintes décisions viennent nous rappeler ce principe.

The King c. Dominion Engineering Co. Ltd (1944)

Dans l'affaire The King c. Dominion Engineering Co. Ltd.,[10] le contribuable avait, par contrat, convenu de fabriquer de la machinerie pour une autre société. Le contrat prévoyait le paiement du prix de vente en neuf versements mensuels égaux et un dernier versement lorsque la machinerie serait en opération (mais au plus tard six mois suivant la date de livraison de la machinerie). Le transfert de propriété ne devait avoir lieu qu'une fois le prix de vente totalement payé. L'acheteur de la machinerie fit faillite avant que la machinerie soit livrée. Au moment où il a été déclaré en faillite, l'acheteur avait effectué six des neuf versements mensuels. Le contribuable avait remis aux autorités fiscales la taxe de vente de huit pour cent prévue à l'alinéa 86(1)a) de la Loi spéciale des revenus de guerre[11] à l'égard des six premiers versements mensuels.

Selon la couronne, comme les trois derniers versements mensuels étaient prévus au contrat, le contribuable était redevable de la taxe de vente applicable à leur égard même si ces versements n'avaient jamais été faits par l'acheteur. En ce qui concerne le dernier versement, la couronne avait concédé qu'aucune taxe n'était redevable étant donné que ce dernier versement devenait payable qu'une fois la machinerie livrée et que cette livraison n'a jamais eu lieu.

La Cour suprême affirma que la taxe de vente n'était payable qu'à l'égard d'un contrat exécutoire menant au transfert de la possession et du droit de propriété d'un bien. De plus, selon la Cour, la taxe payable était fonction de l'entente entre les parties et la taxe exigible pouvait fluctuer si les parties au contrat décidaient, suite à la signature de ce contrat, de réduire ou d'augmenter le prix. Selon la Cour, la taxe de vente était également sujette aux variations des termes du contrat pouvant être imposées par la loi suite à la faillite et la liquidation de l'acheteur. En l'espèce, comme l'acheteur avait fait faillite avant de verser les trois derniers versements mensuels, la Cour décida que ces versements ont cessé de devenir « dû et payable » et aucune taxe de vente ne devait être prélevée à leur égard.

Le juge Rand émettait les commentaires suivants auxquels souscrivaient les juges Kerwin et Taschereau :

The legal liability at any time for any portion of the tax in no degree restricts the parties in good faith from modifying the contract as they see fit, and a fortiori it does not prevent a modification by operation of law. If, in the legal result, the actual transaction ceases to be one of sale, then the necessary support for the tax disappears. That result, at least where to termination of the contract does not effect a total rescission, will not affect the right to taxes on any portion of the price paid to the seller nor does it touch those that have been collected or reduced to judgment by the Crown.[12]

La Cour suprême a donc affirmé clairement dans l'affaire Dominion Engineering Co. Ltd. que pour les fins de l'application d'une loi fiscale, en l'espèce l'ancienne Loi spéciale des revenus de guerre, il faut interpréter la relation juridique en cause à la lumière des ententes entre les parties modifiées, s'il y a lieu, par le droit privé (en l'espèce, les lois applicables aux faillites).

Perron c. M.N.R. (1960)

La Commission de révision de l'impôt a appliqué le principe de la complémentarité entre le droit fiscal et le droit privé provincial dans la cause Perron c. M.N.R.[13] Dans cette affaire, le contribuable avait vendu en 1956 un hôtel en acceptant une balance de prix de vente garantie par une hypothèque contenant une clause de dation en paiement. Le contribuable repris l'hôtel le 23 avril 1958 à la suite du défaut de l'acheteur de rencontrer ses obligations. Par cotisation pour l'année 1956 émise le 15 avril 1958, Revenu Canada imposa le contribuable sur la récupération de l'allocation en capital résultant de la disposition de l'hôtel en 1956. Le contribuable en appela de la cotisation sur la base que l'exercice de la clause de dation en paiement avait eu pour effet d'annuler rétroactivement les effets de la vente de 1956 et, qu'en conséquence, aucun impôt ne pouvait être prélevé à l'égard d'une opération qui est réputée n'avoir jamais eu lieu.

Le commissaire Boisvert donna raison au contribuable. Comme on peut le constater à la lecture de l'extrait suivant, le principe de la complémentarité fut à la base de la décision du commissaire :

Si l'impôt sur le revenu est une création de la loi qui l'impose, cette loi doit s'appliquer dans le cadre des lois civiles qui régissent les relations juridiques entre les individus. L'impôt se greffe en quelque sorte sur l'arbre juridique qui couvre de son ombre les droits et les obligations nées des contrats.

[...]

Il faut bien se rappeler que les relations juridiques des parties à un contrat et les conséquences qui découlent de ce contrat doivent être respectées par les personnes chargées d'appliquer la Loi de l'impôt sur le revenu. Ce dont il faut, avant tout, tenir compte, c'est la nature véritable des contrats et les effets qu'ils ont à l'égard des parties contractantes et à l'égard des tiers, en regard de la loi générale du lieu - droit commun, ou droit civil du Québec, selon le cas.[14]

Frank Sura c. M.N.R. (1962)[15]

La question soulevée dans l'affaire Sura v. M.N.R.[16] consistait à déterminer si le revenu tiré des biens communs dans le cadre d'un régime matrimonial de la communauté de biens était le revenu du mari seul ou si ce revenu était pour moitié le revenu de l'époux et pour l'autre moitié le revenu de l'épouse. Le juge Taschereau, au nom de la Cour suprême, décida qu'aux fins de l'impôt sur le revenu fédéral, le revenu de la communauté doit être imposé dans les mains de la personne qui a la jouissance absolue des revenus.

Le juge Taschereau fit l'analyse des dispositions de l'ancien Code Civil du Bas-Canada et conclu que dans un régime de communauté de biens, à moins d'entente contraire, seul le mari était l'administrateur des biens de la communauté et avait la jouissance absolue des revenus provenant de ces biens. En conséquence, selon le juge Taschereau, il s'ensuit que seul le mari était redevable de l'impôt, et ce, malgré son opinion à l'effet qu'il n'existait aucun doute que les conjoints étaient copropriétaires des biens de la communauté.[17] En obiter dictum, le juge Taschereau se prononça sur les effets du partage des biens communs consécutif à la dissolution du régime matrimonial et admit qu'un tel partage était en droit civil déclaratif et non translatif de propriété.

La Reine c. Lagueux & Frères inc. (1974)

Dans l'affaire La Reine c. Lagueux & Frères inc.,[18] la Cour fédérale, division de première instance, avait à décider si le contribuable en cause avait acheté ou loué des biens. Le contribuable prétendait avoir loué les biens, tandis que Revenu Canada prétendait que le contribuable les avait achetés. La Cour statua que les contrats en cause étaient des ventes conditionnelles (condition suspensive) et non des baux.

L'extrait suivant du juge Décary dans cette affaire énonce encore clairement le principe de la complémentarité du droit fiscal avec le droit privé provincial :

Le droit fiscal, à mon avis, est un droit accessoire qui n'existe qu'au niveau des effets découlant des contrats. Une fois la nature des contrats déterminée par le droit civil, la Loi de l'Impôt intervient, mais seulement alors, pour imposer des conséquences fiscales à ces contrats. Sans contrat, sans droit et sans obligation il ne peut y avoir d'incidence fiscale. L'application de la Loi de l'Impôt est soumise à un diagnostic civil que ce diagnostic soit de droit civil ou de droit commun.[19]

Notes de bas de page