Paragraphe 24(2) – Irrecevabilité d’éléments de preuve
Disposition
24. (2) Lorsque, dans une instance visée à l’article (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
Dispositions similaires
Il n’existe aucune disposition semblable dans la Déclaration canadienne des droits ni dans la Déclaration des droits des États-Unis.
Objet
Le paragraphe 24(2) vise à préserver la considération dont jouit l’administration de la justice. Cette disposition concerne plutôt l’appréciation de l’effet à long terme de l’utilisation d’éléments de preuve sur la considération globale dont jouit le système de justice et suppose un examen de nature objective, qui vise à déterminer si une personne raisonnable, au fait de l’ensemble des circonstances pertinentes et des valeurs sous-jacentes de la Charte, conclurait que l’utilisation d’éléments de preuve donnés serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice (R. c. Grant, [2009] 2 R.C.S. 353, aux paragraphes 67 et 68).
L’objet du paragraphe 24(2) n’est pas seulement à long terme, il est également prospectif et sociétal. Le paragraphe 24(2) part de la prémisse que l’administration de la justice a déjà été mise à mal par l’existence d’une violation de la Charte et il vise à faire en sorte que les éléments de preuve obtenus au moyen de cette violation ne déconsidèrent pas davantage le système de justice. De plus, la disposition ne vise pas à sanctionner la conduite des policiers ou à dédommager l’accusé; elle se rapporte plutôt aux importantes répercussions de l’utilisation d’éléments de preuve sur la considération à long terme portée au système de justice (R. c. Le, [2019] 2 R.C.S. 692, au paragraphe 140; Grant, précité, aux paragraphes 69 et 70).
Analyse
1. Conditions requises pour se prévaloir d’une réparation
Pour que des éléments de preuve soient écartés en vertu du paragraphe 24(2), il faut satisfaire à trois conditions :
- Il doit y avoir eu restriction injustifiée ou négation des droits ou libertés que la Charte garantit au requérant;
- Les éléments de preuve doivent avoir été obtenus dans des conditions qui limitent de façon injustifiée les droits ou libertés garantis;
- Eu égard aux circonstances, l’utilisation de ces éléments de preuve doit être susceptible de déconsidérer l’administration de la justice (Grant, précité; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Manninen, [1987] 1 R.C.S. 1233; R. c. Fliss, [2002] 1 R.C.S. 535).
2. Nature de la disposition
Comme le paragraphe 24(1), le paragraphe 24(2) est une disposition réparatrice. Il ne s’agit pas d’une « source indépendante de droits garantis par la Charte » : la disposition prévoit simplement une réparation en cas de violation (R. c. Terry, [1996] 2 R.C.S. 207).
Le paragraphe 24(2) n’établit pas une règle d’exclusion automatique en cas de restriction injustifiée de la Charte (R. c. Strachan, [1988] 2 R.C.S. 980; R. c. Tim, 2022 CSC 12, au paragraphe 74). Il a pour objectif de contraindre les autorités chargées d’appliquer la loi à respecter les exigences de la Charte et d’empêcher que les éléments de preuve obtenus irrégulièrement ne soient admis s’ils portent atteinte à l’équité du procès (R. c. Burlingham, [1995] 2 R.C.S. 206, au paragraphe 25). Le paragraphe 24(2) ne vise pas à punir la police. Toutefois, sa conduite est un des facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer si l’utilisation de la preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice (Grant, précité, aux paragraphes 72 à 75; R. c. Harrison, [2009] 2 R.C.S. 494, aux paragraphes 37 à 42; Strachan, précité), comme on le constatera plus loin.
3. Procédure pour demander réparation
Il n’y a pas qu’une seule procédure que l’on peut suivre pour demander une réparation en vertu du paragraphe 24(2), mais la pratique consistant à informer rapidement la Couronne que le paragraphe 24(2) sera invoqué, dont il est question notamment dans les décisions R. c. Kutynec (1992), 12 C.R. (4th) 152 (C.A. Ont.), R. c. Loveman (1992), 8 O.R. (3d) 51 (C.A. Ont.) et R. c. Dwernychuk (1992), 77 C.C.C. (3d) 385 (C.A. Alb.), semble acceptable. Il faut noter toutefois que ces règles ne sont pas immuables. Voir l’arrêt Kutynec, précité, dans lequel la Cour d’appel exprime sa réticence à proposer une règle détaillée de son cru qui s’appliquerait à toutes les demandes en vertu de la Charte (au paragraphe 38).
En fait, comme le souligne le juge Doherty dans la décision Loveman, précitée, le juge du procès doit être en mesure d’exercer un contrôle sur la procédure au procès afin d’assurer à toutes les parties un traitement équitable et de préserver l’intégrité du processus judiciaire. Si, dans les cas indiqués, cela peut comprendre le refus d’instruire la demande fondée sur le paragraphe 24(2) en raison du préavis insuffisant, le juge du procès se montrera réticent à empêcher une enquête relative à une présumée violation lorsqu’un droit garanti par la Charte est en jeu (Loveman, précité, au paragraphe 7). Dans Loveman, la Cour d’appel a finalement conclu que le juge de première instance aurait dû permettre à l’accusé de présenter une demande fondée sur le paragraphe 24(2) même s’il n’avait pas informé le procureur de la Couronne, préalablement au procès, de son intention de le faire (voir également R. c. Pelletier (1995), 97 C.C.C. (3d) 139 (C.A. Sask.)).
Soulignons qu’une ordonnance d’exclusion d’un élément de preuve devrait être définitive, puisque le fait de la réexaminer en cours de procès porterait atteinte à la capacité de l’accusé de connaître la preuve complète qui pèse contre lui (R. c. Cole, [2012] 3 R.C.S. 34, aux paragraphes 101 à 104).
4. Fardeau de preuve et norme de preuve
L’expression « s’il est établi » place le fardeau de la preuve sur le demandeur suivant la prépondérance des probabilités. Pour que des éléments de preuve soient écartés en vertu du paragraphe 24(2), il incombe au demandeur de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’un droit protégé par la Charte a été limité de façon injustifiée (Collins, précité). Le fardeau de la preuve pour des questions individuelles peut toutefois retomber, par inversion, sur le procureur de la Couronne : dans le cas de demandes fondées sur une violation de l’alinéa 10b) de la Charte, après que la négation du droit à l’assistance d’un avocat a été établie, il incombe au procureur de la Couronne de prouver que l’accusé aurait agi de la même manière, que l’alinéa 10b) ait été violé ou pas (R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173; R. c. Harper, [1994] 3 R.C.S. 343).
Lorsqu’il s’agit de déterminer si l’utilisation de la preuve déconsidérerait l’administration de la justice, le fardeau de la preuve repose sur la partie qui s’y oppose (Collins, précité).
5. « Ont été obtenus dans des conditions »
Il n’est pas nécessaire qu’il existe un lien causal strict entre la restriction des droits prévus par la Charte et l’obtention de la preuve pour qu’une réparation puisse être accordée en application du paragraphe 24(2) (Strachan, précité; Harper, précité; Burlingham, précité). Dans l’arrêt Strachan, précité, l’accusé avait fait valoir, entre autres, qu’on l’avait privé du droit à l’assistance d’un avocat que lui garantit l’alinéa 10b) et que les éléments de preuve relatifs aux drogues et à l’attirail d’objets reliés à la consommation de drogues avaient été écartés à juste titre par le juge du procès conformément au paragraphe 24(2) de la Charte. Le juge en chef Dickson a statué que les mots « obtenus dans des conditions » ne doivent pas s’interpréter de manière à exiger un lien de causalité strict entre la restriction des droits prévus par la Charte et les éléments de preuve qu’on cherche à faire écarter. En fait, dans cette affaire, la Cour suprême a conclu que le fait d’imposer un lien de causalité strict aurait tendance à exclure de l’application du paragraphe 24(2) la grande majorité des éléments de preuve matérielle découverts après une restriction injustifiée du droit à l’assistance d’un avocat (alinéa 10b)); cela s’explique par le fait que souvent, il n’existe aucun lien de causalité direct entre la restriction de l’alinéa 10b) et la preuve matérielle obtenue dans le cadre d’une perquisition ou d’une arrestation valides; un tel lien n’existera entre la restriction de l’alinéa 10b) et la preuve que s’il s’agit d’une preuve dérivée, obtenue directement par suite d’une déclaration ou d’une autre indication de l’accusé (Strachan, au paragraphe 43). Cela dit, ainsi que l’explique la juge Wilson dans un arrêt unanime de la Cour suprême, R. c. Black, [1989] 2 R.C.S. 138, il ne faut pas croire que l’arrêt Strachan empêche les tribunaux de tenir compte du lien de causalité lorsque ce lien est manifestement présent et qu’il est clair que la preuve obtenue est une preuve dérivée (paragraphe 42). L’intention était plutôt d’établir un critère plus général que celui du « lien de causalité », à défaut de quoi il faudrait exclure de l’examen fait aux termes du paragraphe 24(2) une grande partie de la preuve matérielle obtenue par suite d’une restriction de l’alinéa 10b) ou de la restriction injustifiée d’un autre droit garanti par la Charte lorsque l’existence d’un lien de causalité paraît improbable.
Lorsque les tribunaux sont appelés à déterminer si des éléments de preuve ont été « obtenus dans des conditions » qui ont violé les droits garantis à la personne accusée par la Charte et déclenchent ainsi l’application du paragraphe 24(2), ils doivent adopter « une approche généreuse et fondée sur l’objet visé » et examiner « toute la suite des événements » liés à la violation de la Charte et aux éléments de preuve contestés (R. c. Wittwer, [2008] 2 R.C.S. 235, au paragraphe 21; Strachan, précité, au paragraphe 46; Tim, précité, au paragraphe 78). La preuve est viciée lorsque l’atteinte et la découverte de la preuve dont l’admissibilité est contestée s’inscrivent dans le cadre de la même opération ou conduite (R. c. Mack, [2014] 3 R.C.S. 3, au paragraphe 38; Wittwer, précité, au paragraphe 21; Tim, au paragraphe 78).
Il n’est pas nécessaire d’établir un lien de causalité strict entre la violation et la déclaration subséquente; il faut plutôt se demander si le lien est temporel, contextuel ou causal (Wittwer, précité, au paragraphe 21, citant R. c. Plaha, (2004), 189 O.A.C. 376, au paragraphe 45). Un lien qui est simplement « éloigné » ou « ténu » ne sera pas suffisant (Mack, précité, au paragraphe 38; Wittwer, précité, au paragraphe 21; R. c. Goldhart, [1996] 2 R.C.S. 463, au paragraphe 40; Tim, précité, au paragraphe 78; R. c. Lafrance, 2022 CSC 32, au paragraphe 190). Pour déterminer quels éléments de preuve devraient être écartés, il convient de considérer d'abord les éléments de preuve ayant le lien le plus étroit avec la violation de la Charte, pour en venir aux éléments de preuve qui ont un lien moins direct avec celle‑ci. Il se pourrait que la preuve qui a un lien moins direct avec la violation soit écartée dans le cas où son utilisation aurait le même effet que l'utilisation de la preuve qui a un lien étroit avec la violation (Burlingham, précité).
6. Critère de l’exclusion : L’utilisation de la preuve est-elle susceptible de déconsidérer l’administration de la justice?
C’est la dernière condition (voir le troisième point dans la partie intitulée Conditions requises pour se prévaloir d’une réparation) à laquelle il faut satisfaire pour obtenir la réparation par l’exclusion prévue au paragraphe 24(2). Dans l’arrêt Grant, précité, la Cour suprême a adopté une nouvelle approche, plus souple, en matière d’exclusion d’éléments de preuve sous le régime du paragraphe 24(2), s’écartant ainsi du cadre antérieurement défini dans Collins, précité, et R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607.
Suivant Grant, précité, pour déterminer si l’utilisation d’éléments de preuve obtenus en restreignant de façon injustifiée les droits prévus par la Charte déconsidérerait l’administration de la justice, il faut examiner trois questions tirant chacune leur origine des intérêts publics sous-jacents au paragraphe 24(2), considérés à long terme dans une perspective sociétale prospective. Plus précisément, les tribunaux doivent évaluer et mettre en balance l’effet que l’utilisation des éléments de preuve aura sur la confiance de la société envers le système de justice en tenant compte de :
- la gravité de la conduite attentatoire de l’État;
- l’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte;
- l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond (Grant, précité, au paragraphe 71).
On peut considérer que ces questions découlent des facteurs dégagés dans l’arrêt Collins, précité, à savoir : a) l’équité du procès; b) la gravité de la violation; c) l’effet de l’exclusion.
Le rôle du tribunal appelé à trancher une demande fondée sur le paragraphe 24(2) consiste à procéder à une mise en balance de chacune de ces questions, qui englobent « toutes les circonstances » de l’affaire, pour déterminer si, tout compte fait, l’utilisation des éléments de preuve obtenus en violation de la Charte serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice (Grant, précité, aux paragraphes 71 et 85; R. c. Mian, [2014] 2 R.C.S. 689 au paragraphe 88).
Il est à noter qu’à la question « Déconsidération, aux yeux de qui? », il faut répondre qu’il convient d’examiner les réactions de « l’homme raisonnable, objectif et bien informé de toutes les circonstances de l’affaire ». L’homme ou la femme raisonnable « est habituellement la personne moyenne dans la société, mais uniquement lorsque l’humeur courante de la société est raisonnable » (Collins, précité, à la page 282, ou au paragraphe 33 QL; R. c. Calder, [1996] 1 R.C.S. 660, au paragraphe 34).
Le demandeur doit établir que le comportement des agents de l’État est si inacceptable que « l’utilisation des éléments de preuve obtenus grâce à ce comportement tendrait à déconsidérer l’administration de la justice » (Burlingham, précité, au paragraphe 75), en ce sens qu’elle « diminuerait […] la considération » du public pour l’administration de la justice (Goldhart, précité, au paragraphe 27). Par exemple, il est « fondamentalement inéquitable et dérogatoire aux droits garantis par la Charte » qu’un policier mente à des individus ou les trompe sur leurs droits constitutionnels. Approuver une telle conduite de la part du gouvernement déconsidérerait l’administration de la justice (R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597, au paragraphe 60).
Dans R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613, le juge LeDain, s’exprimant au nom de la minorité, a fait valoir que le critère à appliquer pour déterminer l’admissibilité de la preuve ne devait pas être aussi restrictif que le critère de « ce qui choque la collectivité » établi dans Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640, un arrêt préalable à l’entrée en vigueur de la Charte et portant sur l’admissibilité des déclarations de l’accusé. Ce point de vue a été confirmé dans Collins, précité. Voir également R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, où il a été jugé que les tribunaux avaient, en common law, le pouvoir discrétionnaire d’écarter des éléments de preuve dont l’admission compromettrait l’équité du procès, même si elle ne choque pas les consciences.
(i) La gravité de la conduite attentatoire de l’État
Les tribunaux doivent évaluer si l’utilisation des éléments de preuve déconsidérerait l’administration de la justice en donnant à penser qu’ils tolèrent en fait les entorses de l’État au principe de la primauté du droit, en ne se dissociant pas du fruit de ces conduites illégales. Généralement, plus les gestes ayant entraîné la restriction injustifiée des droits prévus par la Charte par l’État sont graves ou délibérés, plus il est nécessaire que les tribunaux s’en dissocient en excluant les éléments de preuve ainsi acquis, afin de préserver la confiance du public envers le principe de la primauté du droit et de faire en sorte que l’État s’y conforme (Grant, précité, au paragraphe 72; Harrison, précité, aux paragraphes 37 à 42; R. c. Elshaw, [1991] 3 R.C.S. 24; Burlingham, précité). Plus la restriction est grave, plus l’équité du procès risque d’en souffrir, particulièrement lorsqu’elle a pour effet de contraindre l’accusé à s’incriminer (Elshaw, précité; Burlingham, précité).
L’examen qu’il s’agit d’effectuer ici requiert d’évaluer la gravité des gestes de l’État ayant entraîné la restriction injustifiée, l’objectif n’étant pas de punir la police ou de la dissuader de limiter les droits prévus par la Charte, mais bien de préserver la confiance de public envers le principe de la primauté du droit et ses mesures d’application. Pour reprendre ce qui est dit dans Grant, précité : « [P]our évaluer l’effet de l’utilisation d’éléments de preuve sur la confiance du public envers le système de justice, le tribunal [...] doit examiner l’importance de l’atteinte sous l’angle de la gravité de la conduite répréhensible des autorités étatiques qui, en vertu du principe de la primauté du droit, sont tenues de respecter les droits garantis par la Charte » (au paragraphe 73).
La gravité de la violation de la Charte peut parfois être réduite du fait de circonstances atténuantes (à savoir, le fait que la conduite de la police a été motivée par l’urgence de la situation ou la nécessité d’empêcher la perte ou la disparition de la preuve) (R. c. Silveira, [1995] 2 R.C.S. 297; Strachan, précité). De même, le tribunal aura moins à se dissocier de la conduite de la police lorsque celle-ci a agi de « bonne foi » (Grant, précité, au paragraphe 75; R. c. Hamill, [1987] 1 R.C.S. 301; R. c. Sieben, [1987] 1 R.C.S. 295; R. c. Duarte, [1990] 1 R.C.S. 30; R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495; R. c. Colarusso, [1994] 1 R.C.S. 20; Silveira, précité). Bien que la bonne foi ne soit pas en soi un facteur déterminant, elle constitue certes un élément dont il importe de tenir compte pour décider s’il faut admettre une preuve obtenue en violation de la Charte (R. c. Jacoy, [1988] 2 R.C.S. 548; Hamill, précité; R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36; R. c. Wiley, [1993] 3 R.C.S. 263; Colarusso, précité; R. c. Evans, [1996] 1 R.C.S. 8 [ci-après Evans (1996)].
Toutefois, ce n’est pas parce que la police a agi de bonne foi, c’est-à-dire sur le fondement d’une croyance sincère, que toute croyance sincère, quelque déraisonnable qu’elle soit, empêchera le rejet d’un élément de preuve au titre du paragraphe 24(2) (R. c. Harris, (1987), 35 C.C.C. (3d) 1 (C.A. Ont.)). De plus, il importe évidemment de ne pas récompenser ou encourager l’ignorance des règles établies par la Charte et de ne pas assimiler la négligence ou l’aveuglement volontaire à de la bonne foi (R. c. Genest, [1989] 1 R.C.S. 59, à la page 87; R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3 aux pages 32 et 33; R. c. Buhay [2003] 1 R.C.S. 631, au paragraphe 59; Grant, précité, au paragraphe 75; Lafrance, précité, au paragraphe 93). La question de savoir si les policiers sont bien informés peut également être pertinente dans certaines circonstances. Par exemple, on s'attendrait à ce qu'une unité spécialisée de cybercriminalité soit au fait des divers droits à la vie privée – à la fois supérieurs et distinctifs – qui existent dans le cas des ordinateurs et du fait qu'un tiers ne peut renoncer aux droits garantis à une autre partie par la Charte (R. c. Reeves, [2018] 3 R.C.S. 531, au paragraphe 62).
Un autre aspect important en l’espèce consiste à déterminer si la restriction injustifiée s’inscrit « dans un contexte plus large de non-respect des droits garantis par la Charte » (Strachan, précité, au paragraphe 50), notamment lorsque les procédures habituelles du service de police sont ambiguës (R. c. G.T.D. 2017 ABCA 274, motifs dissidents cités et approuvés dans [2018] 1 R.C.S. 220). En fait, la preuve que des actes portant atteinte à la Charte s’inscrivent dans un contexte d’abus tend à fonder l’exclusion (Grant, précité au paragraphe 75). Les perceptions dangereuses et erronées des policiers relativement à la portée de leurs pouvoirs ou au caractère approprié des pratiques douteuses doivent être catégoriquement rejetées. Le fait pour le tribunal d’approuver une telle conduite en acceptant la preuve obtenue grâce à cette conduite déconsidérerait l’administration de la justice (R. c. Simpson, (1993) 12 O.R. (3d) 182 (C.A. Ont.); R. c. Gray (1993), 81 C.C.C. (3d) 174 (C.A. Man.); R. c. Innocente (1992), 113 N.S.R. (2d) 256 (C.A. N.-É.)).
Les tribunaux ont également condamné les restrictions injustifiées et pratiqué l’exclusion de la preuve lorsqu’ils ont conclu que la conduite en cause était « délibérée », qu’elle constituait une « violation flagrante » ou témoignait d’un « mépris flagrant » des droits garantis par la Charte (Manninen, précité; Therens, précité; Collins, précité; R. c. Pohoretsky, [1987] 1 R.C.S. 945; R. c. Dersch, [1993] 3 R.C.S. 768). Cette mesure de réparation a même été jugée applicable en matière d’extradition, la Cour suprême du Canada ayant statué que le juge d’extradition pouvait, en application du paragraphe 24(2), écarter des éléments de preuve recueillis de manière si abusive par les autorités étrangères que leur admission lors de l’audience relative à l’incarcération serait inéquitable au sens de l’article 7 de la Charte (États-Unis d’Amérique c. Shulman, [2001] 1 R.C.S. 616, au paragraphe 56; États-Unis d’Amérique c. Ferras, [2006] 2 R.C.S. 77, au paragraphe 60; États-Unis d’Amérique c. Anekwu, [2009] 3 R.C.S. 3, au paragraphe 21). Signalons que, même s’il n’y a pas eu de mépris délibéré des droits garantis par la Charte, tout écart important par rapport à la norme de conduite attendue des policiers renverra au facteur de la gravité de la conduite de l’État (R. c. Taylor, [2014] 2 R.C.S. 495, au paragraphe 39). Le témoignage trompeur fait par la police dans le cadre d’un procès peut également s’appliquer au premier facteur énoncé dans Grant (Mian, précité, au paragraphe 88).
Il convient de souligner qu’une restriction injustifiée n’est pas « flagrante » lorsque les policiers se fondent sur un pouvoir de perquisitionner sans mandat que la loi leur confère en apparence (Grant (1993), précité; R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281; Wiley, précité) ou lorsque la nécessité d’obtenir un mandat ou les exigences particulières liées à un mandat se situent dans une « zone grise » en raison d’une jurisprudence contradictoire (Cole, précité, au paragraphe 86; R. c. Vu, [2013] 3 R.C.S. 657, au paragraphe 70; R. c. Aucoin, [2012] 3 R.C.S. 408, au paragraphe 50). Ce principe n’a pas pour objet d’encourager la police à recourir à des fouilles sans mandat en cas de zone grise juridique; toutefois, des éléments de preuve qui indiquent que les policiers ont fait une interprétation raisonnable de la loi viendront renforcer l’argument voulant que la fouille soit justifiée au regard du premier facteur énoncé dans l’arrêt Grant (R. c. Spencer, [2014] 2 R.C.S. 212, au paragraphe 77).
Toutefois, si les tribunaux ont clairement prononcé l’illégalité du pouvoir de perquisition en cause, il sera extrêmement difficile d’invoquer la « bonne foi » dans l’exécution d’une perquisition effectuée en vertu de ce pouvoir (Silveira, précité).
Ni l’inconduite mineure ni la « bourde policière sans gravité » ne justifieront d’appliquer la mesure de réparation consistant à exclure la preuve : voir les motifs dissidents du juge en chef Dickson dans R. c. Greffe, [1990] 1 R.C.S. 755. Le fait que la restriction a été commise par inadvertance ou qu’il s’agissait d’une simple irrégularité — une restriction de nature technique — sont également des éléments dignes de considération dans le cadre de l’examen du facteur de la gravité (Greffe, précité, motifs dissidents). L’administration de la justice pourrait être déconsidérée par l’exclusion d’éléments de preuve essentiels pour justifier l’accusation en raison d’une restriction anodine des droits prévus par la Charte, ou du moins, d’une restriction sans gravité (Genest, précité; R. c. Belnavis, [1997] 3 R.C.S. 341). Néanmoins, lorsque la restriction injustifiée ne peut être qualifiée d’anodine ou de mineure, la preuve contestée peut tout de même être admise si son exclusion entraînerait une plus grande déconsidération du système judiciaire que ne le ferait son utilisation (Simmons, précité; Jacoy, précité; Evans (1996), précité). C’est l’avis du juge Southin qui, dans R. c. Evans, [1988] 45 C.C.C. (3d) 523 (C.A. C.-B.) [ci-après Evans (1988)], a déclaré que rien ne pourrait nuire davantage à la considération dont jouit l’administration de la justice que « de laisser un meurtrier, qui a avoué, libre de tuer à nouveau, à cause de ces violations » (à la page 564). Soulignons, toutefois, qu’en appel, la juge McLachlin [maintenant juge en chef de la Cour suprême du Canada] a statué que, compte tenu des circonstances de l’affaire, l’admission des déclarations de l’accusé déconsidérerait l’administration de la justice : R. c. Evans, [1991] 1 R.C.S. 869, aux paragraphes 63 à 65.
En outre, dans le contexte d’une violation de l’article 8, l’absence de « motifs raisonnables et probables » est indicatrice de la gravité de la conduite de l’État. Inversement, la présence de « motifs raisonnables et probables » a pour effet d’atténuer la gravité d’une restriction injustifiée des droits prévus par la Charte découlant de l’absence de mandat de perquisition et peut infléchir la décision d’écarter ou non la preuve au titre du paragraphe 24(2) de la Charte (Belnavis, précité; R. c. Côté, [2011] 3 R.C.S. 215; R. c. Fearon, [2014] 3 R.C.S. 621, au paragraphe 96). De même, l’absence « [d’]urgence de la situation » alors qu’il semble que l’on avait estimé la situation urgente pour justifier une fouille sans mandat, sera un indicateur de la gravité (R. c. Paterson, [2017] 1 SCR 202, au paragraphe 47).
En somme, il convient de déterminer l’admissibilité de la preuve saisie au cas par cas, même s’il s’agit d’une grave restriction injustifiée telle qu’une intrusion illégale dans un domicile (Silveira, précité; R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13). Conjuguée aux conséquences que peut avoir sur la considération dont jouit l’administration de la justice l’utilisation régulière de ce genre de preuve, la gravité de la restriction des droits peut entraîner l’exclusion d’une preuve matérielle qui existait indépendamment de la restriction des droits prévus par la Charte (Greffe, précité; Kokesch, précité).
(ii) L’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte
La deuxième question demande d’évaluer dans quelle mesure la restriction injustifiée a réellement compromis les intérêts garantis par le droit auquel il a été porté atteinte. L’effet qu’a une restriction des droits prévus par la Charte peut être passager ou d’ordre simplement formel comme il peut être profondément attentatoire. De façon générale, « [p]lus il est marqué, plus l’utilisation des éléments de preuve risque de donner à penser que les droits garantis par la Charte, pour encensés qu’ils soient, ne revêtent pas d’utilité réelle pour les citoyens, ce qui engendrerait le cynisme et déconsidérerait l’administration de la justice » (Grant, précité, au paragraphe 76; Le, précité, au paragraphe 151). Pour juger de la gravité de la restriction des droits de l’accusé garantis par la Charte, il faut examiner les intérêts protégés par le droit transgressé puis évaluer l’ampleur des conséquences de la restriction sur ces intérêts (Grant, précité, au paragraphe 77).
Par exemple, une fouille ou perquisition abusive contraire à l’article 8 de la Charte peut avoir une incidence sur les intérêts protégés se rattachant à la vie privée et, plus généralement, à la dignité humaine. La fouille ou perquisition abusive qui est effectuée dans un contexte d’attente raisonnablement élevée en matière de vie privée ou qui porte atteinte à la dignité individuelle est plus grave (Grant, précité, au paragraphe 78, Paterson, précité, au paragraphe 49). Il faut également rappeler que « la violation de l’intégrité physique de la personne humaine est une affaire beaucoup plus grave que celle de son bureau ou même de son domicile » (Pohoretsky, précité, au paragraphe 5). Il est difficile d'imaginer une atteinte plus grave à la vie privée d'une personne que la fouille de son ordinateur personnel (R. c. Morelli, [2010] 1 R.C.S. 253, au paragraphe 105; Reeves, précité, au paragraphe 66).
L'incidence sur les droits à la vie privée de l'accusé d'une conversation électronique est la même, qu'il s'agisse d'une conversation à laquelle l'accusé accède illégalement par son propre appareil ou par celui de quelqu’un d’autre. Le fait que le contrôle de l'accès à une conversation électronique soit exercé par au moins deux personnes ou plus n'annule pas l'incidence d'une perquisition illégale et ne devrait pas, en soi, favoriser l'admission de la preuve. Conclure autrement reviendrait à réintroduire à l'étape du paragraphe 24(2) l'analyse des risques qui a été rejetée en vertu de l'article 8 de la Charte (R. c. Marakah, [2017] 2 R.C.S. 608, aux paragraphes 68-69).
La vulnérabilité physique peut également être un facteur à prendre en compte : dans le cas d’une personne arrêtée qui a besoin de soins médicaux, l’état physique de cette personne peut contribuer à la gravité de la violation si la police omet de lui faciliter l’accès à un avocat (Taylor, précité, au paragraphe 40).
Il y a également lieu de se demander si la preuve aurait pu être obtenue sans restriction injustifiée des droits prévus par la Charte (R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417; R. c. Mellenthin, [1992] 3 R.C.S. 615; Dersch, [1993] 3 R.C.S. 768). La notion de possibilité de découvrir ne constitue pas un critère déterminant pour les besoins de l’analyse, mais reste utile pour permettre au tribunal d’évaluer la force du lien de causalité entre la violation de la Charte, les éléments de preuve qui en ont découlé et les incidences de cette violation sur les droits de l’accusé (Grant, précité, aux paragraphes 121-122).
(iii) L’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond
La troisième question à examiner dans le cadre de l’analyse vise à déterminer si la fonction de recherche de la vérité que remplit le procès criminel est mieux servie par l’utilisation ou par l’exclusion d’éléments de preuve (Grant, précité, au paragraphe 79). Cette question tient compte du fait que « la société a un intérêt à s’assurer que ceux qui transgressent la loi soient traduits en justice et traités selon la loi » (R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199 aux pages 1219 et 1220).
Le juge saisi d’une demande fondée sur le paragraphe 24(2) doit tenir compte non seulement des répercussions négatives qu’aurait l’utilisation des éléments de preuve sur la considération dont jouit l’administration de la justice, mais également de celles qu’aurait leur exclusion (Grant, précité, au paragraphe 79; Collins, précité). Une déconsidération additionnelle découlera de l’utilisation des éléments de preuve qui priveraient l’accusé d’un procès équitable ou « de l’absolution judiciaire d’une conduite inacceptable de la part des organismes enquêteurs ou de la poursuite » (Collins, précité, au paragraphe 31). Par ailleurs, la déconsidération peut également provenir de l’exclusion des éléments de preuve, ce dont il faut aussi tenir compte (Collins, précité). En fait, « l’exclusion d’éléments de preuve pertinents et fiables risque de compromettre la fonction de recherche de la vérité du système de justice et de rendre le procès inéquitable aux yeux du public, ce qui déconsidérerait l’administration de la justice
» (Grant, précité, au paragraphe 81; voir également Strachan, précité, au paragraphe 52).
Cela dit, la recherche de la vérité n’est pas le seul élément à considérer dans le cadre d’une demande fondée sur le paragraphe 24(2). L’opinion voulant que des éléments de preuve fiables soient admissibles peu importe la façon dont ils ont été obtenus (R. c. Wray, [1971] R.C.S. 272) est incompatible avec la déclaration de droits énoncée dans la Charte et avec le libellé du paragraphe 24(2), qui requiert un large examen de l’ensemble des circonstances, et non pas seulement de la fiabilité des éléments de preuve en cause (Grant, précité, au paragraphe 80). De même, il faut soupeser l’utilité des éléments de preuve obtenus en restreignant de façon injustifiée les droits prévus par la Charte pour faciliter la découverte de la vérité et amener une décision au fond par rapport aux facteurs tendant à leur exclusion afin de « mettre en balance l’intérêt de l’État à découvrir la vérité d’une part et l’intégrité du système judiciaire d’autre part » (R. c. Mann, [2004] 3 R.C.S. 59, au paragraphe 57; Grant, précité, au paragraphe 82). Le tribunal doit se demander [traduction] « si la sanction de l’atteinte à la Charte par l’exclusion de l’élément de preuve entrave trop sévèrement l’objectif du procès pénal qu’est la recherche de la vérité
» (R. c. Kitaitchik (2002), 166 C.C.C. (3d) 14 (C.A. Ont.) au paragraphe 47).
L’importance des éléments de preuve pour la poursuite est un autre facteur à prendre en considération. L’utilisation d’un élément de preuve d’une fiabilité douteuse est davantage susceptible de déconsidérer l’administration de la justice lorsqu’il représente la totalité de la preuve de la poursuite. À l’inverse, l’exclusion d’éléments de preuve d’une grande fiabilité peut être plus dommageable pour la considération dont jouit l’administration de la justice si cette mesure nuit considérablement à la poursuite (Grant, précité, au paragraphe 83).
Si la gravité de l’infraction reprochée peut effectivement représenter un facteur valide de l’analyse, il demeure que ce facteur peut jouer dans les deux sens. L’exclusion d’éléments de preuve qui empêche l’examen judiciaire d’une infraction grave peut avoir un effet immédiat sur la perception publique du système de justice, mais c’est « la considération dont il jouit à long terme » qui importe pour l’application du paragraphe 24(2). En effet, « [l]a clameur publique immédiate exigeant une condamnation ne doit pas faire perdre de vue au juge appelé à appliquer le paragraphe 24(2) la réputation à plus long terme du système de justice
» (Grant, précité, au paragraphe 84). En outre, « si la gravité d’une infraction accroît l’intérêt du public à ce qu’il y ait un jugement au fond, l’intérêt du public en l’irréprochabilité du système de justice n’est pas moins vital, particulièrement lorsque l’accusé encourt de lourdes conséquences pénales
» (Grant, précité, au paragraphe 84).
Ainsi, on peut raisonnablement supposer, d’une part, que plus l’infraction en cause est grave, plus la probabilité est grande que l’exclusion des éléments de preuve soit susceptible de déconsidérer l’administration, particulièrement si les éléments de preuve sont essentiels à une déclaration de culpabilité (Plant, précité; R. c. Borden, [1994] 3 R.C.S. 145; Colarusso, précité); d’autre part, si l’utilisation de la preuve devait entraîner un procès inéquitable, la gravité de l’infraction ne saurait rendre cette preuve admissible (Collins, précité; Borden, précité; Burlingham, précité). Autrement dit, les tribunaux ne devraient pas permettre aux facteurs de la gravité de l’infraction et de la fiabilité des éléments de preuve de supplanter l’analyse fondée sur le paragraphe 24(2), car cela [traduction] « priverait les personnes accusées de crimes graves de la protection des libertés individuelles garanties par la Charte à tous les Canadiens et, en fait, attesterait que dans l’administration du droit pénal, “la fin justifie les moyens
” » (R. c. Harrison (2008), 89 O.R. (3d) 161 (C.A. Ont.), propos du juge Cronk adoptés dans Harrison (CSC), précité, au paragraphe 40; Cole, précité, au paragraphe 95). Les protections garanties par la Charte doivent être interprétées de façon à s’appliquer à tous, même à ceux qui sont accusés d’avoir commis les infractions criminelles les plus graves (Harrison (CSC), précité, au paragraphe 40).
7. Application aux différents types de preuve
Les tendances qui ont émergé sous le régime du paragraphe 24(2) quant à des types de preuve particuliers serviront vraisemblablement de guides pour les juges appelés à trancher des demandes fondées sur ce paragraphe (Grant, précité, au paragraphe 86).
(i) Les déclarations faites par l’accusé
Indépendamment du paragraphe 24(2), conformément à la règle de common law relative aux confessions, les déclarations faites à une personne reconnue comme personne en autorité, que leur auteur ait ou non été en détention, ne sont admissibles que si le ministère public peut établir hors de tout doute raisonnable leur caractère volontaire. « La réparation par l’exclusion prévue au par. 24(2) n’intervient que si une déclaration a passé le test de la règle des confessions et a été jugée volontaire » (Grant, précité, au paragraphe 90).
Dans cette perspective, même si le paragraphe 24(2) n’énonce pas de règle absolue prescrivant l’exclusion des déclarations obtenues en violation de la Charte, il est clair que les tribunaux écartent généralement de telles déclarations parce qu’ils jugent que, tout bien considéré, leur utilisation risquerait de déconsidérer l’administration de la justice (Grant, précité, au paragraphe 91). Les trois questions qu’il faut se poser dans le cadre de l’analyse fondée sur le paragraphe 24(2) (précédemment décrites à la partie 6) appuient le principe de l’exclusion générale, mais non automatique, des déclarations obtenues en violation de la Charte (Grant, précité, aux paragraphes 92 à 95). En particulier, le tribunal qui détermine qu’une déclaration a été obtenue en restreignant de façon injustifiée le principe interdisant l’auto-incrimination garanti par l’article 7 conclura généralement aussi que la conduite abusive ou coercitive de la police l’emporte sur la fiabilité de cette déclaration, ou que la déclaration n’est pas fiable. Ces deux considérations militeront en faveur de l’exclusion (R. c. Hart, [2014] 2 R.C.S. 544, au paragraphe 242, la juge Karakatsanis (opinion concordante)).
(ii) La preuve corporelle
La preuve corporelle désigne tous les éléments de preuve provenant du corps de l’accusé, tels que les échantillons d’ADN et d’haleine. Dans l’arrêt Stillman, précité, les juges majoritaires ont conclu, sur le fondement d’une définition très large de la mobilisation de l’accusé contre lui-même, que la preuve corporelle est obtenue « en mobilisant l’accusé contre lui-même » et que lorsque son obtention est le résultat d’une restriction injustifiée des droits prévus par la Charte, son utilisation compromet l’équité du procès. En tirant cette conclusion, les juges majoritaires ont souligné la nécessité de reconnaître que la sécurité du corps mérite tout autant que les déclarations d’être protégée contre les atteintes de l’État visant à obtenir de force une auto-incrimination. Par conséquent, selon Stillman, il fallait considérer, en règle générale, que les éléments de preuve obtenus à la suite d’une grave atteinte physique forcée qui a été portée sans consentement ni autorisation légale, compromettent l’équité du procès (Stillman, précité, au paragraphe 93). Il en a résulté une règle d’exclusion quasi automatique des éléments de preuve corporelle obtenus en contravention de la Charte (Grant, précité, au paragraphe 100).
L’arrêt Stillman proposait aux juges de première instance une méthode simple pour analyser le facteur de l’équité du procès dégagé dans Collins, précité. Cette méthode s’accordait par ailleurs à un courant de jurisprudence selon lequel l’utilisation de tout élément de preuve qu’on n’aurait pas pu obtenir « sans » la participation de l’accusé à la constitution de la preuve est susceptible de rendre le procès inéquitable (R. c. Ross, [1989] 1 R.C.S. 3 :parade d’identification; Therens, précité : alcootest; R. c. Brydges, [1990] 1 R.C.S. 190; Black, précité; R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151; R. c. Broyles, [1991] 3 R.C.S. 595; Evans (1991), précité; R. c. Babinski, [1992] 3 R.C.S. 467 : aveu).
Dans Grant, précité, cette approche a été rejetée au profit d’une « méthode souple et multifactorielle » tenant compte de « l’ensemble des circonstances », ainsi que l’exige le libellé du paragraphe 24(2): Grant, précité, aux paragraphes 103 à 107; R. c. Richfield (2003), 178 C.C.C. (3d) 23 (C.A. Ont.); R. c. Dolynchuk, (2004), 184 C.C.C. (3d) 214 (C.A. Man.); R. c. Banman, (2008), 236 C.C.C. (3d) 547 (C.A. Man.); R. c. S.A.B., [2003] 2 R.C.S. 678. Pour la preuve corporelle comme pour les autres types d’éléments de preuve, l’admissibilité devrait s’apprécier en examinant l’effet qu’aurait leur utilisation sur la considération dont jouit le système judiciaire, compte tenu de la gravité de la conduite policière, des incidences de la restriction des droits prévus par la Charte sur les intérêts protégés de l’accusé et de la valeur de l’instruction au fond de l’affaire (Grant, précité, au paragraphe 107).
Bien qu’il faille toujours tenir compte des faits particuliers de chaque cause, il semblerait, désormais, qu’en règle générale, « les éléments de preuve seront écartés en dépit de leur pertinence et de leur fiabilité lorsque l’atteinte à l’intégrité corporelle est délibérée et a des effets importants sur la vie privée, l’intégrité corporelle et la dignité de l’accusé. À l’inverse, lorsque la violation est moins inacceptable et l’atteinte moins sévère, les éléments de preuve corporelle fiables pourront être admis
» (p. ex., les échantillons d’haleine, qui s’obtiennent par des procédés relativement non intrusifs) (Grant, précité, au paragraphe 110; voir aussi, dans une perspective plus générale, les paragraphes 11 et 109 à 111).
(iii) Les éléments de preuve matérielle non corporelle
En ce qui concerne la preuve matérielle non corporelle, l’examen du premier point (la gravité de la conduite attentatoire de l’État) militera ou non en faveur de l’exclusion des éléments de preuve en fonction du caractère délibéré ou inacceptable de la conduite. S’agissant du deuxième point (l’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte), il faut évaluer la gravité des incidences de la restriction des droits prévus par la Charte sur les intérêts de l’accusé. Que l’élément de preuve ne soit pas une substance corporelle n’atténue pas la gravité de l’atteinte s’il a été obtenu au moyen d’une fouille abusive (Grant, précité, au paragraphe 114; Simmons, précité, aux paragraphes 516 et 517; R. c. Golden, [2001] 3 R.C.S. 679). Quant à l’examen du troisième point (l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond), il tendra dans l’ensemble à favoriser l’utilisation des éléments de preuve matérielle puisque de façon générale, leur fiabilité n’a pas de lien avec la restriction des droits prévus par la Charte (Grant, précité, aux paragraphes 112 à 115).
(iv) La preuve dérivée
On entend par preuve dérivée, la preuve qu’une restriction des droits prévus par la Charte permet d’obtenir indirectement. Il ne s’agit pas de la preuve obtenue directement en restreignant de façon injustifiée les droits prévus par la Charte, mais de celle qui n’aurait pas été obtenue n’eut été la preuve directement viciée (Feeney, précité).
La « preuve dérivée » constitue une sous-catégorie de la preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre lui-même (Stillman, précité, au paragraphe 99). Elle désigne plus précisément ce qui constitue essentiellement une preuve « matérielle » obtenue en mobilisant l’accusé contre lui-même. Elle implique une restriction injustifiée des droits prévus par la Charte qui permet de mobiliser l’accusé contre lui-même (habituellement sous la forme d’une déclaration incriminante), et d’aboutir ensuite à la découverte d’un élément de preuve matérielle. En d’autres termes, la déclaration obtenue illégalement de l’accusé en le mobilisant contre lui-même est la cause nécessaire de la découverte de la preuve matérielle (Stillman, précité).
Ainsi que nous l’avons signalé plus haut, avant l’arrêt Grant, précité, si le tribunal jugeait que la preuve examinée avait été obtenue en mobilisant l’accusé contre lui-même, ou autrement dit, qu’il s’agissait d’une preuve auto-incriminante, il devait nécessairement passer à la deuxième étape de l’analyse proposée dans l’arrêt Collins et déterminer si l’utilisation de la preuve rendrait le procès inéquitable. Or, puisque la preuve dérivée constitue une sous-catégorie de la preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre lui-même, on adoptait généralement la même approche dans l’un et l’autre cas. Les tribunaux écartaient généralement la preuve dérivée lorsqu’il était possible d’affirmer que son utilisation nuirait à l’équité du procès, mais il ne s’agissait pas d’une règle d’exclusion automatique et il leur fallait également, dans le cadre de l’analyse, apprécier d’autres facteurs (la gravité de la violation et l’effet de l’exclusion) (Stillman, précité; R. c. S.(R.J.), [1995] 1 R.C.S. 451).
Généralement, avant l’arrêt Grant, précité, on estimait que l’utilisation d’éléments de preuve obtenus en mobilisant l’accusé contre lui-même ne rendait pas le procès inéquitable lorsque la preuve contestée pouvait être découverte sans cette mobilisation illégale de l’accusé. Le ministère public pouvait démontrer, de deux façons, que la preuve pouvait de toute façon être découverte : (1) la preuve pouvait être obtenue d’une source indépendante; (2) la découverte de la preuve était inévitable. L’admission de la preuve dépendait toutefois de considérations liées à la gravité de la restriction des droits prévus par la Charte (Stillman, précité).
Rappelons que depuis, la Cour suprême a rejeté cette approche de la règle d’exclusion de la preuve prévue au paragraphe 24(2). En effet, selon l’avis exprimé par la majorité dans Grant, les règles en matière de preuve dérivée et de possibilité de découvrir ont été élaborées sur le fondement de la notion d’« équité du procès » dégagée dans l’arrêt Collins et elles donnaient effet à l’idée que, lorsque les éléments de preuve auraient été découverts de toute façon, la mobilisation de l’accusé contre lui-même n’est pas véritablement la cause de leur disponibilité. Les juges majoritaires ont ajouté, non sans préoccupation, que cette « théorie de la possibilité de découvrir » avait pris encore plus d’importance avec l’arrêt Stillman, qui avait considérablement élargi la catégorie des éléments de preuve obtenus en mobilisant l’accusé contre lui-même. En outre, puisque la majorité a conclu que ce fondement sous-jacent d’« équité du procès » ne tenait plus et que l’équité du procès au sens des arrêts Collins et Stillman ne constituait plus un critère déterminant pour les besoins de l’analyse requise par le paragraphe 24(2), la possibilité de découvrir ne devait pas davantage être déterminante quant à l’opportunité d’utiliser des éléments de preuve dérivée (Grant, précité, au paragraphe 121).
Toutefois, il importe de signaler que le principe de la possibilité de découvrir reste utile pour évaluer l’impact réel de la violation sur les intérêts protégés de l’accusé, car ce critère permet au tribunal d’évaluer la force du lien de causalité entre l’auto-incrimination contraire à la Charte et les éléments de preuve qui en ont découlé. Plus il est probable que ces derniers auraient été obtenus même sans la déclaration, moins les incidences de la violation sur l’intérêt sous-jacent de l’accusé de ne pas s’incriminer ont d’importance. À l’inverse, lorsqu’il est impossible d’établir avec certitude si les éléments de preuve auraient été découverts sans la déclaration, la possibilité de découvrir n’influera pas sur l’analyse requise par le paragraphe 24(2) (Grant, précité, au paragraphe 122).
Selon la Cour suprême, d’après la nouvelle formulation de l’analyse fondée sur le paragraphe 24(2), lorsque des éléments de preuve fiables sont recueillis à la suite d’une restriction résultant de gestes accomplis de bonne foi sans porter gravement atteinte aux intérêts protégés de l’accusé, le juge du procès peut conclure à l’admissibilité de ces éléments. Par contre, une conduite policière délibérée et inacceptable portant substantiellement atteinte à ces intérêts pourra entraîner l’exclusion des éléments de preuve en dépit de leur fiabilité (Grant, précité, aux paragraphes 116 à 127).
8. Le contrôle des décisions de première instance
Les cours d’appel provinciales ne devraient pas s’ingérer trop rapidement dans les décisions rendues par les juges de première instance en matière d’application du paragraphe 24(2). Le critère applicable au paragraphe 24(2) est un « exercice souple et imprécis de recherche d’équilibre »; dès lors, il s’agit de savoir si le juge du procès a examiné les bons facteurs (Mian, précité, au paragraphe 88). En fait, dans l’arrêt Grant, précité, la majorité de la Cour suprême a souligné que lorsque le juge du procès a examiné les bons facteurs, les cours d’appel devraient faire preuve d’une « retenue considérable » à l’égard de la décision rendue (Grant, précité, au paragraphe 86; R. c. Loewen, [2011] 2 SCR 167, au paragraphe 13; Côté, précité, au paragraphe 44). Plus précisément, les décisions portant sur la question de savoir si des circonstances atténuantes justifiaient la conduite des policiers (Mian, précité) et si la preuve a été « obtenu[e] dans des conditions » ayant restreint de façon injustifiée les droits garantis par la Charte (Mack, précité) sont des décisions qui reposent sur l’appréciation des faits, et qui appellent la retenue. La règle habituelle semblerait donc se maintenir : sauf si le juge du procès tire une conclusion de fait déraisonnable ou commet une erreur de droit dans l’application du paragraphe 24(2), la question ne devrait pas être réexaminée (Mellenthin, précité; Grant, précité; R. c. Goncalves, [1993] 2 R.C.S. 3). Il s’ensuit, naturellement, que la cour d’appel peut infirmer la décision du juge du procès qui a commis une erreur quant aux principes juridiques applicables (R. c. Duguay, [1989] 1 R.C.S. 93; Silveira, précité; Stillman, précité) ou dont les conclusions de fait sont déraisonnables (Belnavis, précité).
Le contenu est à jour jusqu'au 2022-07-31.
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