Paragraphe 32(1) – Application de la Charte
Disposition
32.(1) La présente Charte s’applique :
- au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord-Ouest;
- à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.
Dispositions similaires
On peut trouver des dispositions sur le champ d’application d’un instrument dans les lois canadiennes et instruments internationaux ci-après qui lient le Canada : l’article 2 et les paragraphes 5(2) et 5(3) de la Déclaration canadienne des droits; l’article 2(1) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques; l’article 6 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale; l’article 2(1) de la Convention relative aux droits de l’enfant; et l’article 2(1) de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
Voir également les instruments internationaux et de droit comparé énoncés ci-après, qui ne lient pas le Canada : l’article 1 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme; l’article 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales; et la Déclaration des droits des États-Unis. Les tribunaux américains ont jugé que la plupart des garanties de la Déclaration des droits des États-Unis s'appliquent au gouvernement fédéral et aux gouvernements des États.
Objet
Le paragraphe 32(1) précise le champ d'application de la Charte. Le libellé du paragraphe 32(1) de la Charte « indique clairement que […] la Charte est essentiellement un instrument de contrôle des pouvoirs du gouvernement sur le particulier
» : McKinney c Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, à la page 261.
La Charte ne vise pas à régir les relations entre des acteurs privés. « L'exclusion des activités privées de l'application de la Charte n'est pas le fruit du hasard. C'est un choix délibéré qu'il faut respecter. Nous ne savons pas vraiment pourquoi ce point de vue a été retenu, mais plusieurs raisons semblent s'imposer. Historiquement, les déclarations des droits, dont celle des États-Unis constitue l'exemple constitutionnel par excellence, visaient le gouvernement. C'est le gouvernement qui peut adopter et appliquer des règles et qui peut porter atteinte péremptoirement à la liberté individuelle
» : McKinney, précité, à la page 262.
Analyse
1. Introduction
La Charte lie les activités des gouvernements, mais non des acteurs privés : SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, aux paragraphes 65 et 66 et R. c. Buhay, [2003] 1 R.C.S. 631, au paragraphe 31 ; Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c. Wall, [2018] C.S.C. 750, au paragraphe 39. L’examen le plus exhaustif de l’application de la Charte se trouve sans doute dans l’arrêt McKinney, précité et décisions connexes, Harrison c. Université de la Colombie-Britannique, [1990] 3 R.C.S. 451; Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1990] 3 R.C.S. 483 et Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570.
Dans l’arrêt Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, la Cour suprême a énoncé une approche de base pour déterminer si la Charte s’applique. La Charte peut s’appliquer de deux façons. La première dépend de la nature de l’acteur. Si une entité fait partie du « gouvernement », par sa nature même ou en vertu du contrôle que celui-ci exerce sur elle, la Charte s’applique habituellement à tous les actes qu’elle pose. La deuxième façon dont la Charte s’applique dépend de la nature de l’acte. Même si une entité ne fait pas partie du « gouvernement », la Charte peut quand même s’appliquer à certains des actes qu’elle pose. Les personnes ou les entités, qui ne sont pas des « gouvernements », mais qui mettent en œuvre une politique ou un programme gouvernemental précis, doivent habituellement se conformer à la Charte dans l’exercice de l’activité gouvernementale en cause, mais non dans le cadre de leurs activités non gouvernementales ou privées. Voir aussi l’arrêt Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie-Britannique, [2009] 2 R.C.S. 295 (« GVTA »), aux paragraphes 15 et 16.
2. Gouvernement — la « nature de l’acteur »
Si une entité fait partie du « gouvernement », la Charte s’applique habituellement à toutes ses activités, y compris celles qui, dans d’autres circonstances, auraient pu être considérées de nature privée, commerciale, contractuelle ou non publique (Eldridge, précité, au paragraphe 40. Voir également les arrêts : Douglas College, précité; Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211 et Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, [2007] 2 R.C.S. 391 sur l’application de la Charte au « gouvernement » comme employeur).
(i) Les gouvernements fédéral et provinciaux
La Charte s’applique aux organes exécutif et législatif des gouvernements fédéral et provinciaux (Dolphin Delivery, précité, au paragraphe 33. Voir aussi l’arrêt Opération Dismantle c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, où il est question de l’application de la Charte aux décisions du Cabinet fédéral.
Les termes « Parlement » et « législature de chaque province » sont expressément mentionnés au paragraphe 32(1) et la Charte s’applique donc à la mesure législative qu’ils adoptent (Dolphin Delivery, précité, au paragraphe 34). Notons cependant que les privilèges du Parlement et des assemblées législatives qui sont nécessaires à leur bon fonctionnement comme corps législatif échappent à l’examen fondé sur la Charte puisqu’ils sont eux-mêmes inscrits dans la Constitution (New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, [2005] 1 R.C.S. 667, au paragraphe 30).
La Charte s’applique aussi aux règlements, arrêtés, décrets, directives, règles, etc. qui sont adoptés conformément aux lois (Dolphin Delivery, précité, au paragraphe 39; Eldridge, précité, au paragraphe 21).
(ii) Municipalités
La Charte s’applique aux municipalités et aux actes qu’elles accomplissent (Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844).
« Naturellement, le texte du paragraphe 32(1) prévoit explicitement la possibilité que la Charte canadienne s’applique à des entités autres que le Parlement, les législatures provinciales ou les gouvernements fédéral et provinciaux, car les entités faisant l’objet d’un contrôle gouvernemental ou exécutant des fonctions véritablement gouvernementales ressortissent elles-mêmes aux « domaines relevant » de l’assemblée législative qui les a créées » (Godbout, précité, au paragraphe 48).
Les conseils municipaux sont des institutions distinctes des gouvernements provinciaux, mais le pouvoir de faire des lois leur a été délégué. Ils affichent plusieurs des indices caractéristiques d’un acteur gouvernemental : ils sont démocratiquement élus par les membres du public et sont responsables devant leur électorat; ils disposent d’un pouvoir de taxation générale; ils sont autorisés à formuler, à administrer et à appliquer des règles de droit à l’intérieur d’un territoire bien défini et leur existence ainsi que leur pouvoir de faire des lois découlent de l’assemblée législative de la province (Godbout, précité, au paragraphe 51).
(iii) Gouvernements autochtones
Aucun arrêt de la Cour suprême ne porte sur l’application du paragraphe 32(1) aux gouvernements autochtones. Toutefois, la Cour d’appel fédérale a jugé que la Charte s’applique à un code électoral communautaire adopté par une Première Nation. Aux paragraphes 34 à 41 de l’arrêt Taypotat c. Première Nation de Kahkewistahaw (2013), 365 D.L.R. (4th) 485, la Cour d’appel fédérale a décidé que le conseil de bande de la Première Nation est une entité gouvernementale qui exerce des pouvoirs gouvernementaux aux termes de la Loi sur les Indiens et d’autres lois fédérales. L’issue de cette affaire a été infirmée par la Cour suprême, mais sur le fondement d’une conclusion qu’aucune violation d’un droit substantiel garanti par la Charte n’était en cause; la Cour suprême n’a formulé aucun commentaire sur le paragraphe 32(1), mais n’a pas remis en question le fait que la Charte s’appliquait ([2015] 2 R.C.S. 548). De façon similaire, des tribunaux inférieurs ont conclu que des conseils de bande agissant selon leurs coutumes et ceux fonctionnant sous le régime de la Loi sur les Indiens tirent leurs pouvoirs de la Loi sur les Indiens et, en conséquence, sont assujettis à la Charte (Clifton c. Bande indienne de Hartley Bay, [2005] CF no 1267 (C.F.P.I.). Voir aussi : Nakochee c. Linklater, [1993] O.J. No. 979 (Div. gén. Ont.) (QL); Scrimbitt c. Sakimay Indian Band Council, [1999] CF no 1606 (Division de première inst.) (QL); Horse Lake First Nation c. Horseman, [2003] A.J. No. 227 (C.B.R. Alb.); et Woodward c. Council of the Fort McMurray, [2010] CF no 393 (C.F.P.I.)).
(iv) Représentants du gouvernement
Les actes des représentants du gouvernement sont assujettis à la Charte. Les ministres et les représentants du gouvernement qui agissent dans le cadre de leur autorité législative sont assujettis à la Charte (Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, à la page 1078; McKinney, précité, aux pages 264 et 265).
Les personnes qui agissent habituellement comme mandataires du gouvernement, ne seront pas assujetties à la Charte lorsqu’elles outrepassent leurs pouvoirs. Par conséquent, un procureur de la Couronne qui agit à titre de mandataire du gouvernement, en sa qualité de représentant, n’est pas assujetti à la Charte lorsqu’il institue une poursuite judiciaire en diffamation de son propre chef, même si son action peut avoir été financée par le gouvernement, étant donné que la poursuite a été instaurée de son propre chef pourvu et qu’il n’ait pas été démontré que le gouvernement avait exigé ou même demandé qu'il le fasse, ni qu’il veillait de quelque façon au déroulement du litige (Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, aux paragraphes 74 et 75).
3. Institutions gouvernementales ou entités assujetties à un « contrôle routinier ou régulier »
Une multitude d’institutions publiques et quasi publiques peuvent ou non faire partie de l’État. Une entité peut être réputée faire partie de l’appareil d’État, bien qu’elle jouisse d’un certain pouvoir discrétionnaire, lorsque ses activités sont assujetties à un « contrôle routinier ou régulier » par le gouvernement. Il faut examiner les faits de chaque situation afin d’établir le niveau, le degré et l’objet du contrôle exercé par le gouvernement (Douglas College, précité; Lavigne, précité).
Lorsqu’il faut établir si une entité, comme un hôpital, une université ou une autorité des transports publics, est une « institution gouvernementale » assujettie à l’application de la Charte, il importe de distinguer si le gouvernement exerce un « contrôle routinier ou régulier » sur les opérations courantes de celle-ci ou « un contrôle absolu ou extraordinaire » (Stoffman, précité, aux pages 513 et 514; Lavigne, précité). La Charte s’applique au premier élément de la distinction. Le fait qu’une entité offre un service public important qui s’inscrit dans le mandat législatif d’un ordre de gouvernement n’est pas en soi suffisant pour entraîner l’application de la Charte (McKinney, précité; Stoffman, précité; Eldridge, précité et Buhay, précité. Voir également GVTA, précité, au paragraphe 22 sur la nature gouvernementale du transport public).
Voici quels peuvent être les indices d’un « contrôle routinier ou régulier » :
- les administrateurs sont choisis et nommés à titre amovible par le gouvernement (Douglas College, précité);
- le gouvernement peut en tout temps réglementer le fonctionnement de l’entité par loi (Douglas College, précité).
Par contre, ne sont pas des indices de « contrôle routinier ou régulier » de la part du gouvernement les situations qui suivent :
- l’entité est financée en grande partie par le gouvernement (McKinney, précité);
- les activités de l’entité sont soumises à une importante réglementation gouvernementale (McKinney, précité);
- les administrateurs sont nommés par le gouvernement pour une période déterminée, par un mécanisme à même d’assurer une représentation équilibrée des groupes et organismes intéressés (Stoffman, précité, et Harrison, précité).
(i) Sociétés d’État
Les sociétés d’État ou les organismes d’État sont susceptibles d’être considérés comme des acteurs gouvernementaux s’ils sont constitués par le gouvernement en vue de mettre en œuvre une politique gouvernementale (Douglas College, précité). Par contre, le fait qu’une entité ait été créée par une loi et qu’elle offre un « service public » ne suffit pas à en faire un acteur gouvernemental (McKinney, précité et Stoffman, précité).
(ii) Services de police
Les services de police sont des institutions gouvernementales qui exercent des pouvoirs conférés par la loi.
Par suite d’un accord conclu avec la province du Nouveau-Brunswick, la Gendarmerie Royale du Canada participe aux fonctions gouvernementales du Nouveau-Brunswick et, par conséquent, les obligations constitutionnelles du Nouveau-Brunswick à l’égard des droits linguistiques lui incombent (Société des Acadiens et Acadiennes du Nouveau-Brunswick Inc. c. Canada, [2008] 1 R.C.S. 383).
(iii) Collèges, écoles et conseils scolaires
La Charte s’applique à un collège lorsque sa loi constitutive confère au gouvernement le pouvoir de diriger ses activités (« contrôle routinier ou régulier ») (Douglas College, précité; Lavigne, précité).
La Cour suprême n’a pas encore discuté à fond du fondement faisant en sorte que la Charte s’applique aux écoles primaires et secondaires. Dans une affaire de fouille administrative d’un ordinateur effectuée par des responsables de l’école et le transfert de l’ordinateur à un policier, le ministère public a concédé devant les tribunaux inférieurs que la Charte s’applique aux responsables scolaires (R. c. Cole, [2012] 3 R.C.S. 34, au paragraphe 38. Voir aussi R. c. M. (M.R.), [1998] 3 R.C.S. 393, aux paragraphes 24 et 25).
Dans l’arrêt Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 R.C.S. 256, les juges majoritaires ont dit qu’il n’y avait « aucun doute » que la Charte s’applique à la décision de la commission scolaire car la commission est une émanation de la loi, elle tire tous ses pouvoirs d’une loi et est donc aussi limitée par la Charte dans l’exercice de ses pouvoirs administratifs comme l’est sa loi habilitante (au paragraphe 22).
4. Entités non gouvernementales — la « nature de l’acte »
La Charte ne s’applique pas aux entités non gouvernementales créées par le gouvernement afin de leur permettre de faire légalement des choses à leur discrétion (par exemple des sociétés privées, des hôpitaux et des universités) (McKinney, précité; Stoffman, précité).
Cependant, les gouvernements ne peuvent se soustraire à la Charte en accordant des pouvoirs à des entités non gouvernementales ou en réalisant des initiatives gouvernementales par le recours à d’autres moyens que les mécanismes habituels d’action gouvernementale : Eldridge, précité, au paragraphe 42; Godbout, précité, au paragraphe 56; GVTA, précité, au paragraphe 22.
Une entité n’est pas réputée appartenir à l’appareil gouvernemental (elle est un acteur non gouvernemental) lorsqu’elle est assujettie uniquement au « contrôle absolu ou extraordinaire » du gouvernement. Se reporter à l’arrêt Stoffman, précité, aux pages 513 et 514, pour obtenir des indices du « contrôle absolu ou extraordinaire ». En voici une liste :
- un contrôle ministériel ou gouvernemental de l'emploi par l'entité des sommes reçues du gouvernement, p. ex. des sommes spécifiques doivent être affectées à la prestation des services de santé;
- la nécessité que les règles de fonctionnement soient approuvées par le ministre pour qu'elles entrent en vigueur;
- l’obligation pour l'entité de soumettre des rapports ou d'autres renseignements au gouvernement;
- le pouvoir du gouvernement de prendre des règlements pour répondre aux situations d'urgence que la loi ne prévoit pas expressément et qui régiraient le fonctionnement de l'entité.
Bien que la Charte ne s’applique généralement pas aux actes d’entités non gouvernementales, des actes précis d’un acteur non gouvernemental peuvent entraîner un examen fondé sur la Charte lorsqu’il existe un degré important de contrôle exercé par le gouvernement dans l’accomplissement de l’acte ou parce que le gouvernement demeure responsable de l’acte en question. Il s’agirait des types d’actes suivants :
- une mesure prise sous la contrainte de la loi puisqu’elle peut être considérée comme l’acte du pouvoir législatif du gouvernement (Stoffman, précité);
- une mesure adoptée à la demande d’un ministre ou du gouvernement (Stoffman, précité);
- une mesure prise afin de mettre en œuvre une politique ou un programme spécifique du gouvernement (McKinney, précité; Stoffman, précité; Eldridge, précité; et Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307). Voir également Sagen et al. c. Vancouver Organizing Committee for the 2010 Olympic and Paralympic Winter Games (« VANOC »), 2009 BCCA 522, autorisation de pourvoi à la CSC refusée : [2009] C.S.C.R. no 459.
Le fait que la loi exige l’obtention de l’approbation ministérielle avant l’entrée en vigueur d’un règlement ou d’un arrêté pris par une entité non gouvernementale ne suffit pas pour transformer le domaine visé par le règlement approuvé en acte gouvernemental. L’approbation ministérielle ne signifie pas automatiquement que le règlement constitue une mesure législative subordonnée ou que le contenu du règlement constitue une politique ministérielle (Stoffman).
(i) Sociétés privées
Les sociétés privées sont entièrement des créatures de la loi; elles n’ont pas d’autres pouvoirs que ceux découlant de leur loi constitutive. Toutefois, la Charte ne s’applique pas à elles, parce que les législatures ne leur confient pas la mission de mettre en œuvre des politiques gouvernementales déterminées. « [M]ême si les textes de loi créant les personnes morales sont assujettis à la Charte, les personnes morales elles-mêmes ne font pas partie du "gouvernement" pour l’application de l’article 32 de la Charte
» (Eldridge, précité, au paragraphe 35).
(ii) Tribunaux, ordonnances de la cour, litige et common law
Les tribunaux ne sont pas des « gouvernements » en vertu du paragraphe 32(1). L’exercice de la fonction judiciaire ne constitue pas en soi un acte gouvernemental aux fins de l’application du paragraphe 32(1). La simple existence d’une ordonnance judiciaire ne suffit pas à déclencher l’application de la Charte (Dolphin Delivery, précité, au paragraphe 36).
La Charte s’appliquera à une ordonnance de la cour qui est fondée sur la common law dans le cas où le tribunal rend une ordonnance de sa propre initiative pour des raisons de nature publique. Une injonction à l’encontre de l’établissement de lignes de piquetage syndicales devant un palais de justice imposée par le juge en chef de sa propre initiative, en vertu du pouvoir de la Cour en matière d’outrage criminel, a été soumise à un examen fondé sur la Charte (B.C.G.E.U. c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214). De façon semblable, l’ordonnance de non-publication rendue par un tribunal a été soumise à un examen pour déterminer la conformité à l’al. 2b) garantissant la liberté d’expression (Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835).
La Charte s’applique-t-elle aux litiges entre acteurs privés? L’arrêt Dolphin Delivery, précité, constitue la première décision de la Cour suprême du Canada à traiter de l’application de la Charte dans le contexte des litiges de nature purement privée. Voir également l’arrêt Tremblay c. Daigle, [1989] 2 R.C.S. 530. Dans l'arrêt Dolphin Delivery, la Cour n'a pas non plus « écarté la possibilité qu'une partie à un litige privé puisse avoir gain de cause en invoquant la Charte, pourvu qu'elle puisse démontrer que la partie contre qui la Charte a été invoquée devait recourir à une certaine forme d'action gouvernementale » (Stoffman, précité, à la page 507). Cependant,
[l]es particuliers ne se doivent réciproquement aucune obligation constitutionnelle et ne peuvent fonder leur cause d’action sur un droit garanti par la Charte. La partie qui conteste la common law ne peut alléguer que celle-ci viole un droit garanti par la Charte, tout simplement parce que les droits garantis par la Charte n’existent pas en l’absence d’une action de l’État. Tout ce que le particulier peut prétendre, c’est que la common law est incompatible avec les valeurs de la Charte. Il est très important d’établir une distinction entre les droits garantis par la Charte et les valeurs de la Charte. Il faut prendre soin de ne pas élargir l’application de la Charte au-delà de ce qui est établi au paragraphe 32(1), soit en créant de nouvelles causes d’action, soit en assujettissant toutes les ordonnances judiciaires au contrôle fondé sur la Charte. Par conséquent, dans le contexte d’un litige civil qui n’oppose que des particuliers, la Charte "s’applique" à la common law dans la mesure seulement où elle est jugée incompatible avec les valeurs de la Charte » (Hill, précité, au paragraphe 95)
Voir aussi Grant c. Torstar Corp., [2009] 3 R.C.S. 640, aux paragraphes 44 à 46, dans lequel la Cour Suprême cite aussi R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, à la page 670.
La Charte s’applique à la common law lorsqu’il y a contestation d’un acte gouvernemental qui a été autorisé ou justifié en vertu d’une règle de la common law (Dolphin Delivery, précité, aux pages 598 et 599; Hill, précité; Tremblay c. Daigle, précité; R. c. Golden, [2001] 3 R.C.S. 679, aux paragraphes 86 et 104). En l’absence d’un acte gouvernemental, les valeurs de la Charte peuvent toujours éclairer l’évolution de la common law. « Lorsque les principes sous-tendant une règle de common law ne sont pas conformes aux valeurs consacrées dans la Charte, les tribunaux devraient examiner soigneusement cette règle. S'il est possible de la modifier de manière à la rendre compatible avec ces valeurs, sans perturber le juste équilibre entre l'action judiciaire et l'action législative, elle doit être modifiée » (Salituro, précité, à la page 675; voir également R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, aux pages 978 et 979; et S.D.G.M.R, section locale 558 c. Pepsi-Cola Canada Beverages (West) Ltd., [2002] 1 R.C.S. 156).
(iii) Acteurs privés
Les acteurs privés, par exemple des indicateurs ou des gardiens de sécurité d’agences privées qui coopèrent avec des représentants de l’État, ne sont pas des mandataires de l’État assujettis à la Charte, sauf s’ils auraient agi différemment « n’eut été » l’intervention de l’État (R. c. Broyles, [1991] 3 R.C.S. 595, à la page 608; R. c. M. (M.R.), au paragraphe 29; Buhay, précité, aux paragraphes 29 et 30).
5. Organe décisionnel administratif
Les conseils ou les tribunaux ne sont pas tous des acteurs gouvernementaux. Cependant, lorsqu’une personne, un conseil ou un tribunal exerce un pouvoir décisionnel administratif sous le régime d’une loi, l’exercice du pouvoir discrétionnaire doit mettre en balance de façon proportionnelle les protections offertes par la Charte, soit « tant les droits qui y sont énoncés que les valeurs dont ils sont le reflet », et leurs valeurs sous-jacentes avec les objectifs législatifs pertinents pour arriver à une décision « raisonnable ». Une décision est raisonnable si elle ne restreint pas les protections garanties par la Charte applicables « plus qu’il n’est nécessaire compte tenu des objectifs visés par la loi » (École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 613, au paragraphe 4 ; Law Society of British Columbia c. Trinity Western University, [2018] 2 R.C.S. 293 , aux paragraphes 57-58; Doré c. Barreau du Québec, [2012] 1 R.C.S. 395, au paragraphe 24).
6. Portée extraterritoriale de la Charte
Il n’est pas encore parfaitement clair à quel point la Charte s’applique à des actes du gouvernement posés à l’extérieur du Canada étant donné que la Cour suprême n’a pas encore examiné un nombre important de contextes dans lesquels le gouvernement canadien intervient à l’extérieur du territoire canadien.
Il est évident que la Charte ne s’applique pas aux lois ou aux actes d’un pays étranger (Spencer c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 278; Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500; et Schreiber c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 841). Pareillement, la Charte ne s’applique pas aux actes des représentants de pays étrangers œuvrant dans leur pays, qu’ils soient ou non en train d’aider le gouvernement canadien ou d’agir à titre de mandataires de celui-ci (R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562; R. c. Terry, [1996] 2 R.C.S. 207; Schreiber, précité; et R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597). Il faut faire preuve de circonspection dans l’application de l’arrêt Cook étant donné que l’approche analytique de la majorité a été rejetée dans R. c. Hape, [2007] 2 R.C.S. 292. La preuve obtenue à l’étranger par des autorités étrangères peut être exclue dans le cadre d’une procédure canadienne si son admission « constituerait une injustice criante au point de rejeter les valeurs qui sous‑tendent notre système judiciaire et de tolérer des procédures qui sont totalement condamnées au Canada » (Harrer, au paragraphe 51 ; Hape, aux paragraphes 107-113; États-Unis d’Amérique c. Shulman, 2001 CSC 21, au paragraphe 56).
La Charte ne s’applique pas uniquement sur le territoire canadien. Pour déterminer si une activité est assujettie ou non au paragraphe 32(1) et si la Charte s’y applique, il faut 1) qu’un mandataire ou un représentant du gouvernement y participe et 2) que l’acte appartienne aux « domaines relevant du Parlement ou d’une province » (Hape, précité, aux paragraphes 94 et 103). Dans l’arrêt Hape, la Cour suprême a dit que la Charte ne s’applique pas aux actes des agents de police canadiens qui mènent une enquête en territoire étranger avec le concours et la collaboration de représentants étrangers en l’absence du consentement de l’État étranger à l’exercice de la compétence canadienne en matière d’application de la loi sur son territoire. La Cour s’est appuyée sur le fait que le droit international établit que le pouvoir d’application de la loi du Canada ne s’étend pas à un territoire étranger si l’État en question n’a pas autorisé le Canada à y exercer ce pouvoir. Il existe une décision d’une cour d’appel qui donne à penser que des normes élevées s’appliqueront à un tel consentement : il peut seulement être donné, soit par les représentants ayant le pouvoir d’engager l’État en question, soit au moyen de l’expression de la volonté souveraine de l’État en question (R. c. Tan, 2014 BCCA 9, aux paragraphes 57 à 67).
Toutefois, si des représentants du Canada participent à un processus à l’étranger qui viole les obligations exécutoires du Canada en droit international, la Charte s’appliquera à ladite participation. Cette exception avait été mentionnée dans l’arrêt Hape au paragraphe 101 et appliquée dans l’arrêt Canada (Justice) c. Khadr, [2008] 2 R.C.S. 125, (Khadr 1), aux paragraphes 19 et 20, ainsi que dans l’arrêt Canada (Premier ministre) c. Khadr, [2010] 1 R.C.S. 44 (Khadr 2).
On ignore dans quelle mesure la Cour suprême s’appuiera sur l’arrêt Hape pour établir si la Charte s’applique aux représentants du Canada œuvrant à l’étranger dans d’autres contextes comme l’immigration, les affaires étrangères, les missions militaires ou la collecte de renseignements en matière de sécurité. De façon incidente, la Cour suprême a fait remarquer que « l’exercice par un État de sa compétence à l’égard d’un différend survenu à l’étranger ne portera pas nécessairement atteinte à la courtoisie (compétence juridictionnelle extraterritoriale), pour autant que les mesures d’application se prennent à l’intérieur de ses propres frontières » (Hape, au paragraphe 64).
7. Questions d’ordre politique / principe fondamental / non-justiciabilité
La doctrine constitutionnelle américaine sur les questions d’ordre politique ne s’applique pas au Canada lorsqu’il s’agit des droits conférés par la Charte. Pareillement, l’approche adoptée par le Royaume-Uni s’appuyant sur l’idée qu’il existe des questions dites « de principe fondamental » qui dépassent la compétence des tribunaux a été catégoriquement rejetée en ce qui concerne la Charte. « La question dont nous sommes saisis n'est pas de savoir si la politique du gouvernement en matière de défense est saine, mais plutôt de savoir si elle viole les droits des appelants que garantit l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. C'est là une question totalement différente. Je pense qu'il ne fait aucun doute qu'il s'agit là d'une question relevant des tribunaux. » (Opération Dismantle Inc c. La Reine, précité, aux pages 472 et 459. Voir également Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., [2004] 3 R.C.S. 381, au paragraphe 80).
« Lorsqu’il exerce les pouvoirs que lui confère la common law en vertu de la prérogative royale, l’exécutif n’est toutefois pas à l’abri du contrôle constitutionnelnnel [citant Opération Dismantle] … les tribunaux ont indéniablement compétence pour déterminer si la prérogative invoquée par la Couronne existe véritablement et, dans l’affirmative, pour décider si son exercice contrevient à la Charte
» (Khadr 2, précité, au paragraphe 36).
« La notion de retenue judiciaire envers les choix du législateur ne devrait cependant pas servir à soustraire certains types de décisions d’ordre législatif à tout examen fondé sur la Charte
» (Vriend, précité, au paragraphe 54). Certes, il se peut fort bien que les juges aient raison de s’en remettre aux législateurs pour résoudre les questions de politique générale énoncées dans des lois particulières. Cependant, déclarer que tous les aspects d’un droit demeurent à l’abri des interventions judiciaires, au motif que les tribunaux pourraient être appelés à se prononcer sur ces questions de politique générale, pousse trop loin le principe de la déférence judiciaire. « La politique générale exprimée par le législateur doit elle-même refléter les droits et valeurs consacrés par la Charte
» (Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn, précité, au paragraphe 26).
« Le fait que la question soit complexe ou controversée ou encore qu’elle mette en cause des valeurs sociales ne signifie pas pour autant que les tribunaux peuvent renoncer à exercer leur responsabilité constitutionnelle de vérifier la conformité à la Charte d’une mesure législative contestée par des citoyens
» (Chaoulli c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 791, au paragraphe 107).
8. Dommages-intérêts en droit public
Conformément à l’article 32 de la Charte, une action en dommages-intérêts pour atteinte à des droits garantis par la Charte est une action de droit public dirigée contre l’État et à l’égard de laquelle l’État est principalement responsable. La nature du redressement consiste à obliger l’État (ou la société dans son ensemble) à compenser un individu pour les atteintes portées à ses droits constitutionnels. « L’action en dommages-intérêts de droit public — y compris en dommages-intérêts en matière constitutionnelle — est intentée contre l’État, et non contre ses représentants à titre individuel
» (Vancouver (Ville) c. Ward, [2010] 2 R.C.S. 28, au paragraphe 22).
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