Témoins adultes vulnérables : Les perceptions et le vécu des représentants du ministère public et des fournisseurs de services aux victimes à l’égard des dispositions relatives aux mesures de soutien au témoignage

Résumé

La présente étude exploratoire examine les perceptions et le vécu de représentants du ministère public et de fournisseurs de services aux victimes à l’égard des dispositions relatives aux mesures de soutien au témoignage d’adultes vulnérables prévues à l’article 486 du Code criminel. La recherche vise à mieux comprendre comment ces dispositions sont utilisées au Canada pour aider les témoins adultes vulnérables à livrer leur témoignage. Les dispositions ont été élargies et clarifiées en janvier 2006 par le projet de loi C‑2, lequel prévoyait aussi un examen parlementaire après cinq ans. Les données sur l’utilisation des mesures de soutien au témoignage pour les adultes vulnérables sont rares. La présente recherche vise à combler cette lacune.

L’étude a consisté en une série d’entretiens semi-structurés avec des représentants du ministère public et des fournisseurs de services aux victimes dans différentes administrations canadiennes. Dix-huit représentants du ministère public de huit administrations différentes ont été interviewés, tout comme onze fournisseurs de services aux victimes de cinq administrations différentes. Ces participants travaillaient dans des centres urbains de taille moyenne à grande et dans de petites collectivités dans des régions rurales et éloignées.

Nous invitons les lecteurs à prendre aussi connaissance du rapport parallèle intitulé Mesures de soutien au témoignage d’adultes vulnérables (projet de loi C‑2) : Revue de la jurisprudence (2009 à 2012), de Mary Ainslie. 

Principaux thèmes issus de la recherche

Les renseignements glanés dans le cadre des entretiens nous permettent de faire les observations ci-dessous :

1. Contexte

Le processus judiciaire a pour but la recherche de la vérité et, à cette fin, le témoignage de tous les participants à des poursuites judiciaires doit être donné de la façon la plus propre à faire éclater la vérité.
- Madame la juge L’Heureux-Dubé, dans R. c. Levogiannis[1993] 4 R.C.S. 475.

Depuis 1988, le Parlement du Canada a apporté une série de modifications au Code criminel et à la Loi canadienne sur la preuve reconnaissant les besoins particuliers des enfants témoins. Le 21 juillet 2005, le projet de loi C‑2, Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d'autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, a obtenu la sanction royale. Les dispositions relatives aux dispositifs d’aide au témoignage sont entrées en vigueur le 2 janvier 2006. Le projet de loi renfermait des modifications destinées à aider des témoins à déposer et visait à clarifier et homogénéiser le recours aux dispositifs d’aide au témoignage et à d’autres mesures pour les victimes et les témoins. En prenant en compte les besoins des enfants et en reconnaissant les besoins particuliers des témoins adultes vulnérables, le projet de loi passait d’un examen au cas par cas à une présomption selon laquelle tous les mineurs et tous les adultes ayant une déficience mentale ou physique peuvent avoir droit à des mesures de soutien au témoignage. D’autres témoins peuvent être autorisés à utiliser un dispositif si le juge ou le juge de paix est d’avis que l’ordonnance est nécessaire pour obtenir du témoin un récit complet et franc des faits. En prenant cette décision pour ces autres témoins, le juge ou le juge de paix prennent en compte la nature de l’infraction, la nature de la relation entre le témoin et l’accusé, la présence d’une déficience mentale ou physique et toute autre circonstance qu’il estime pertinente.

Les sections ci-dessous donnent un aperçu des dispositions du Code criminel concernant la présence d’une personne de confiance, d’un écran et de la télévision en circuit fermé, des victimes et des témoins dans le système de justice et des écrits récents sur la question.

1.1 Un bref survol des dispositifs d’aide au témoignage

1.1.1 Dispositions du Code criminel relatives aux dispositifs d’aide au témoignage - personne de confiance

Par. 486.1(1) Dans les procédures dirigées contre l’accusé, le juge ou le juge de paix ordonne, sur demande du poursuivant ou d’un témoin qui soit est âgé de moins de dix-huit ans, soit a une déficience physique ou mentale, qu’une personne de confiance choisie par ce dernier soit présente à ses côtés pendant qu’il témoigne, sauf si le juge ou le juge de paix est d’avis que cela nuirait à la bonne administration de la justice.

Par. 486.1(2) Il peut rendre une telle ordonnance dans les procédures dirigées contre l’accusé, sur demande du poursuivant ou d’un témoin, s’il est d’avis que cela est nécessaire pour obtenir du témoin un récit complet et franc des faits sur lesquels est fondée l’accusation.

Par. 486.1(3) Pour décider si l’ordonnance prévue au paragraphe (2) est nécessaire, il prend en compte l’âge du témoin, les déficiences physiques ou mentales de celui-ci, la nature de l’infraction, la nature de toute relation entre le témoin et l’accusé et toute autre circonstance en l’espèce qu’il estime pertinente.

1.1.2 Dispositions du Code criminel relatives aux dispositifs d’aide au témoignage - témoignage à l’extérieur de la salle d’audience ou derrière un écran

Par. 486.2(1) Par dérogation à l’article 650 (Présence de l’accusé), dans les procédures dirigées contre l’accusé, le juge ou le juge de paix ordonne, sur demande du poursuivant ou d’un témoin qui soit est âgé de moins de dix-huit ans, soit est capable de communiquer les faits dans son témoignage tout en pouvant éprouver de la difficulté à le faire en raison d’une déficience mentale ou physique, que ce dernier témoigne à l’extérieur de la salle d’audience ou derrière un écran ou un dispositif permettant à celui-ci de ne pas voir l’accusé, sauf si le juge ou le juge de paix est d’avis que cela nuirait à la bonne administration de la justice.

Par. 486.2(2) Ce paragraphe traite du témoignage d’adultes vulnérables qui ont besoin d’une mesure de soutien pour livrer un récit complet et franc des faits à la Cour. Pour faire droit à cette demande, le juge ou le juge de paix doit être d’avis que l’ordonnance est nécessaire.

Par. 486.2 (3) Les facteurs dont la Cour tient compte sont : la nature de l’infraction; la relation entre le témoin et l’accusé; l’âge du témoin; et toute autre circonstance que la Cour estime pertinente.

1.1.3 Demandes présomptives et discrétionnaires

Aux fins du présent rapport, les demandes présentées pour des témoins qui ont une déficience mentale ou physique et qui sont capables de témoigner, mais qui peuvent avoir de la difficulté à le faire en raison de leur déficience, sont décrites comme « présomptives ». Les demandes d’autres témoins adultes qui ont besoin d’un dispositif d’aide au témoignage pour donner un récit complet et franc des faits à la Cour sont décrites comme « discrétionnaires ».

1.1.4 Les victimes et les témoins ayant une déficience dans le système de justice pénale

Deux documents des Nations Unies, la Convention relative aux droits des personnes handicapées (ci-après la « Convention ») et la Déclaration des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de la criminalité et aux victimes d'abus de pouvoir (ci-après, la « Déclaration »), ont contribué dans une large mesure à l’avancement des droits des personnes handicapées qui ont affaire avec le système de justice pénale.

Les Nations Unies ont adopté la Convention en 2006, ce qui en fait l’accord international le plus récent sur les droits des personnes handicapées (Stienstra, 2012). Un an plus tard, le Canada a signé la Convention et l’a ratifiée en 2010 (UN Enable, 2006). La Convention « […] a pour objet de promouvoir, protéger et assurer la pleine et égale jouissance de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales par les personnes handicapées et de promouvoir le respect de leur dignité intrinsèque » (UN Enable, 2006).

La Déclaration dit aussi que les victimes d’actes criminels devraient recevoir l’assistance nécessaire tout au long du processus juridique (Belak, 2012, p. 4). Dans le cadre de la prestation de cette assistance aux victimes, il faut porter une attention particulière aux personnes ayant des besoins spéciaux en raison de leur déficience. Il faut aussi assurer la sécurité des victimes et protéger leur intimité (Belak, 2012, p. 4).  

La Charte canadienne des droits et libertés illustre les idéaux exprimés dans la Convention et dans la Déclaration. L’article 15 dit que la loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur les déficiences mentales ou physiques (Loi constitutionnelle de 1982). Selon la Convention, la mise en œuvre de l’article 15 nécessite que « les États Parties prennent des mesures appropriées pour donner aux personnes handicapées accès à l’accompagnement dont elles peuvent avoir besoin pour exercer leur capacité juridique » (UN Enable, 2006). Elle dit aussi que les personnes handicapées doivent être « protégées » afin d’éviter des abus (UN Enable, 2006). 

Ensuite, la Loi canadienne des droits de la personne (1977) impose une « obligation de prendre des mesures d’adaptation » qui oblige les fournisseurs de services à « prendre des mesures pour éliminer le traitement différent et négatif des personnes ou des groupes de personnes fondé sur des motifs de discrimination interdits par la loi » (Obligation, 2013). Enfin, la Loi canadienne des droits de la personne précise que les États Parties doivent promouvoir la formation des administrateurs de la justice afin de garantir que les personnes handicapées jouissent d’un accès réel à la justice, sur le même pied d’égalité que leurs concitoyens non handicapés.

1.2 Documentation

Un nombre grandissant d’ouvrages traitent de la participation de victimes et de témoins adultes vulnérables à l’administration de la justice.

Dans une étude menée au Canada en 2009, les auteurs ont interviewé des fournisseurs de services aux victimes pour mieux comprendre les répercussions de l’ensemble des troubles causés par l’alcoolisation fœtale (ETCAF) sur la participation à part entière des victimes et des témoins au système de justice pénale. La recommandation la plus fréquente des répondants était de donner une formation à tous les juristes sur l’ETCAF. Il a été souligné maintes et maintes fois que l’ETCAF est méconnu dans le système de justice pénale (Fraser et McDonald, 2009).

Les défis inhérents au contre-interrogatoire de témoins présentant des troubles cognitifs ou du développement ou une déficience mentale ont été analysés dans Taking the Stand: Access to Justice for Witnesses with Mental Disabilities in Sexual Assault Cases (Benedet et Grant, 2012). Pour les auteurs, le contre-interrogatoire représente un obstacle systémique et ils affirment que les accommodements prévus dans le Code criminel sont insuffisants pour obtenir un récit complet et franc des faits. Les auteurs proposent le recours à des intermédiaires à titre de solution pour les témoins ayant une déficience mentale. Ainsi, ces derniers auraient de l’aide pour comprendre les questions et donner à la Cour un témoignage le plus complet possible.

La Missing Women Commission of Inquiry (commission d’enquête de la Colombie-Britannique sur les femmes disparues) a examiné les politiques et les pratiques relatives au traitement des témoins vulnérables et intimidés. Les témoins vulnérables sont définis comme ceux qui, en raison de leurs caractéristiques propres, peuvent avoir de la difficulté à témoigner dans un procès conventionnel selon le modèle accusatoire. Par « témoins intimidés », on entend les personnes peu disposées à participer par peur de représailles pour le rôle qu’elles jouent en identifiant des contrevenants ou en témoignant contre eux (Belak, 2012).

Rupert Ross (2009) examine les répercussions d’un traumatisme, le rôle des pensionnats dans la vie des membres des Premières Nations et les effets de l’inhibition et du détachement des émotions dans la population autochtone canadienne dans le contexte du système de justice. Il est très important que les représentants du ministère public comprennent les réactions affectives et psychologiques à la victimisation afin de bien les décrire au juge lorsqu’ils présentent une demande relative à un dispositif d’aide au témoignage discrétionnaire.

Après l’entrée en vigueur du projet de loi C‑2, Bala et ses collaborateurs (2011) ont examiné le vécu et les opinions des juges à l’égard des modifications du Code criminel et de la Loi canadienne sur la preuve pour les enfants et les témoins adultes vulnérables. À cette fin, ils ont sondé 30 juges. Le Code criminel énumère les facteurs (au paragraphe 486.1(3)) dont le juge peut tenir compte pour décider d’accueillir ou non une demande discrétionnaire. Les situations les plus fréquentes donnant lieu à des demandes étaient « la déficience mentale ou la déficience, la nature de l’accusation elle-même, la victime d’une agression sexuelle et l’âge » (Bala et coll., 2011).

L’annexe A renferme un résumé des ouvrages recensés et d’autres ressources internationales.

2. Méthodologie

2.1 Recrutementde participants

Par l’intermédiaire du Groupe de travail fédéral-provincial-territorial sur les victimes d’actes criminels, nous avons envoyé une lettre d’information aux directeurs des poursuites pénales des différentes administrations pour présenter l’expert-conseil et leur fournir des détails sur la recherche. Dans cette lettre, nous leur demandions d’identifier les représentants du ministère public de leur bureau ou administration qui possédaient une expérience particulière de la présentation de demandes relatives à l’utilisation de dispositifs d’aide au témoignage d’adultes vulnérables. Des représentants du ministère public de huit administrations ont participé à la recherche. L’exercice a aussi permis de présenter l’expert-conseil aux directeurs des services aux victimes de plusieurs administrations. L’expert-conseil a obtenu une liste de fournisseurs de services aux victimes dans cinq administrations. Un contact a été établi avec des participants potentiels par courriel ou téléphone afin de sonder leur intérêt à être interviewés. Le questionnaire et un formulaire de consentement ont été envoyés aux participants. Les entrevues étaient semi-structurées et duraient entre 60 et 90 minutes.

La recherche a été menée conformément à l’Énoncé de politique des trois Conseils : Éthique de la recherche avec des êtres humains Note de bas de la page 1. Le formulaire de consentement précisait qu’aucun participant ni aucune administration ne serait mentionné nommément dans le rapport produit. Le formulaire de consentement et le questionnaire sont joints dans les annexes.

2.2 Les participants

Dix-huit représentants du ministère public et 11 fournisseurs de services aux victimes ont été interviewés.

2.2.1 Représentants du ministère public

Les représentants du ministère public interviewés provenaient d’un vaste éventail d’administrations. Ils travaillaient dans de grands palais de justice en milieu urbain et dans des cours satellites et de circuit. Certains d’entre eux travaillaient dans des bureaux où il n’y avait que quelques représentants du ministère public et d’autres, dans des bureaux où on en comptait de 50 à 100. Plusieurs participants voyagent ou avaient voyagé sur la cour du circuit et dans les cours satellites de leur région. La plupart des participants comptaient plus de 10 ans d’expérience des poursuites pénales et quelques-uns comptaient plus de 20 ans d’expérience. Certains participants fournissent un encadrement et des ressources à d’autres membres du personnel de leur bureau.

2.2.2 Fournisseurs de services aux victimes

Les participants de cette catégorie représentent un vaste éventail d’administrations et travaillent dans des régions urbaines de grande taille et de taille moyenne et dans des collectivités rurales et éloignées. La plupart d’entre eux sont affectés à un programme judiciaire. Environ la moitié des participants interviewés possèdent une expérience travail dans les cours satellites et, pour certains, dans les cours de circuit en régions éloignées où les membres de la cour se rendent par avion. Plusieurs d’entre eux sont des gestionnaires. La plupart d’entre eux possèdent un diplôme de premier cycle ou d’études supérieures en travail social ou d’autres disciplines connexes et tous possèdent plusieurs années d’expérience de travail avec des témoins adultes vulnérables. La moitié des participants ont déjà comparu en cour pour témoigner à l’appui d’une demande de dispositif d’aide au témoignage pour un adulte vulnérable.

2.2.3 Renseignements collectifs

Un représentant du ministère public et un fournisseur de services aux victimes ont transmis les renseignements collectifs qu’ils ont recueillis chacun auprès de dix de leurs collègues. Ces renseignements supplémentaires sont inclus dans le présent rapport.

2.3 Limitations de l’étude

Les représentants du ministère public qui ont participé à cette étude ont tous été recommandés en raison de leur expérience de la présentation de demandes de dispositifs d’aide au témoignage pour des adultes vulnérables. Leur expérience variait de la présentation d’une seule demande à plus de dix demandes dans l’une ou l’autre des catégories : « présomptive », « discrétionnaire », ou dans les deux. Tous les fournisseurs de services aux victimes ont été désignés en raison de leur expérience de travail avec des témoins adultes vulnérables. Les participants n’ont pas été échantillonnés au hasard et il est donc possible que l’expérience des intervenants auprès de témoins adultes vulnérables soit surestimée.

Les conclusions issues de la présente étude ne représentent que le vécu et les perceptions des personnes interrogées et elles ne devraient pas être généralisées à tous les représentants du ministère public, ni aux fournisseurs de services aux victimes de leur administration, ni à l’ensemble de leurs collègues à la grandeur du Canada.